Pour explorer le métier d’entraîneur, le décrire avec précision et justesse, Prolongation a fait appel à Cécile Traverse. Jamais une compagne d’entraîneur de football ne s’est confiée ainsi. Pour sa sixième carte blanche, elle raconte leur « vie de nomades », composée de six grands déménagements en vingt ans de vie commune. Parmi les villes où ils ont séjourné, il y a Brest, à laquelle elle déclare sa flamme.
« Avant de m’embarquer dans cette vie, je n’avais pas conscience que nous bougerions autant. Peu importe : j’avais déjà ce mouvement perpétuel en moi. Mes parents ont divorcé lorsque j’étais jeune, j’ai vite pris l’habitude de vivre entre deux maisons. Aussi, je tiens de ma maman qui a toujours aimé déménager, s’approprier un nouveau lieu, le décorer. À partir du moment où elle s’est séparée de son compagnon en 2004, elle a décidé de nous suivre dans nos pérégrinations avec Jean-Marc. Depuis, elle a toujours habité près de chez nous.
De son côté, Jean-Marc bouge de ville en ville depuis le début de sa carrière de joueur. Rendez-vous compte : en quarante-cinq ans, il a connu 15 villes différentes. Nous disons souvent que nous sommes des nomades, des forces d’adaptation, capables de faire nos valises en troisième vitesse et de tout laisser derrière nous. Nous emballons les cartons tous les trois ans, en moyenne. Dans ces moments-là, nous sommes partagés entre la crainte de partir et l’excitation de découvrir. Avec le temps, cette facette s’est inscrite dans nos gènes et je suis persuadée que ce « remue-ménage » est davantage une chance qu’une contrainte.
Il n’empêche : certains départs sont des déracinements, des déchirements. En vingt ans avec Jean-Marc, deux exils ont été bouleversants, pour des raisons différentes. Le second départ de Troyes, en décembre 2015, a été particulièrement difficile à cause du contexte professionnel et du changement de comportement de plusieurs personnes au sein du club et en dehors. Jean-Marc était en poste depuis 2010, après un premier passage de 2004 à 2007. Avec du recul, nous avons fait la pire erreur possible dans le monde du football professionnel : se croire chez nous. Cependant, il faut avouer que le contexte s’y prêtait : je travaillais également pour la structure en tant qu’intervenante en psychologie du sport. Nous avions beaucoup d’amis, nous connaissions bien le maire, les personnalités du club et de la ville. Tant de liens pour des gens comme nous, n’étant généralement pas autorisés à en tisser ! Troyes fut le temps fort de ma vie personnelle et professionnelle, mais la déception du départ n’en fut que plus rude.
Sept ans d’affilée dans le même club, une rareté de nos jours, nous ont fait oublier les règles du jeu de ce métier, où tout est précaire. Ce genre d’erreur entraîne nécessairement un départ très douloureux. Je m’en suis longtemps voulu de nous avoir vus ainsi installés. Mais cet épisode nous a vaccinés. Le sujet reste sensible pour Jean-Marc car je sais à quel point certaines choses l’ont blessé. Personnellement, ce départ m’a changée. J’ai littéralement fermé les écoutilles, j’ai pris de la distance avec certains acteurs du monde du foot, notamment celles et ceux qui sont immuables, qui restent là indéfiniment pendant que vous recommencez l’aventure inlassablement. Dans les tribunes, je suis moins avenante. Je me suis repliée pour me protéger. Le foot m’a rendue plus solitaire. Je le sais, je le sens et je ne le vis pas mal.
« Francis-Le Blé est l’atmosphère la plus merveilleuse que j’ai connue »
Le deuxième exil bouleversant fut celui de Brest, en 2019, pour des raisons totalement différentes et personnelles, car j’ai eu un véritable coup de cœur pour cette ville. Rien n’était écrit à l’avance, croyez-moi. Quand nous avons annoncé à notre entourage que nous allions là-bas, ce fut cocasse. Nos proches nous disaient : « Ah oui, la Bretagne, c’est super. Mais Brest ! Oh là là… C’est loin de tout, c’est moche, mal construit, gris, triste. » Bonjour l’ambiance… Pourtant, dès que nous avons atterri là-bas, je me suis sentie bien, comme « allégée » d’un poids insoupçonné.
Nous avions une vie sociale bien moins importante, quasi inexistante par rapport à Troyes, que nous venions de quitter. Cela ne m’a pas empêchée d’adorer cette ville, son immense librairie « Dialogues » à l’ambiance apaisante, cosy où je pouvais m’asseoir et lire des heures ; ses quais emplis de restaurants, de bars, d’agitation, de vie ; ses rues qui mènent à l’océan, ce magnifique océan qui me fascine, par son mouvement constant, son odeur iodée qui donne envie de déguster les huîtres ramenées de la pêche matinale, par ses émotions, tantôt apaisé, tantôt agité. À Brest, j’ai aimé regarder cet océan, l’écouter, ressentir ses émotions. Et peu importe la présence des grues ou des gros bateaux aux alentours. Eux aussi, j’ai fini par les aimer.
J’ai aussi adoré la mentalité des Brestois, bien moins speeds et plus détendus qu’ailleurs. Nous avons ressenti cette philosophie de vie au stade Francis-Le Blé, où règne l’atmosphère la plus merveilleuse que j’ai connue. Là-bas, au moment d’acheter un billet, les gens s’offrent une soirée conviviale, dont le match fait partie, mais qui commence avant et se poursuit après. Ils « n’achètent » pas un résultat, comme nous avons pu le voir ailleurs. Quel bonheur ! Mais quelle surprise également ! Il nous a fallu un temps d’adaptation…
Je me souviens d’un soir de défaite à domicile avec Jean-Marc. Nous rejoignions notre voiture quand une bande de jeunes l’a alpagué. Sur le coup, j’ai craint le pire. Dans ce genre de contexte, j’avoue être sur la défensive. Mais ces jeunes étaient si souriants, alors j’ai observé de loin. Ils lui ont dit : « Félicitations coach, super le match ! » Jean-Marc s’est figé. Il ne comprenait pas. Il a bredouillé : « Mais, euh, les gars, on a perdu… » Et ils lui ont répondu : « Mais ce n’est pas grave coach. Nous avons fait un beau match. Nous nous sommes régalés. Là, nous allons aller boire un coup et passer une superbe soirée. Merci encore ! » Et ils sont partis. Vous nous auriez vus… Totalement hébétés. Ce fut un moment fantastique. Vous n’imaginez pas à quel point ces quelques secondes peuvent faire du bien. Jean-Marc reparle souvent de cette anecdote avec émotion. Il était littéralement scié. Quant à moi, la déclaration spontanée de ces jeunes m’a permis de clarifier ce que je ressentais mais que je n’arrivais pas à « mettre en mot » : pour un Brestois, aller au stade revêt un sens différent et ça change tout.
Ces saisons-là, je n’allais pas aux matches avec la même boule à l’estomac comme si enfin, le football était « installé » à sa juste place. Conscients de cet équilibre, nous ne nous promenions plus dans le centre-ville avec méfiance, en nous demandant s’il aurait mieux valu rester chez nous. Nous avons un lien unique avec cette ville. J’y reviens chaque année avec un...
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