Ce matin-là, les enfants de L'École buissonnière ont fait fondre de la cire d'abeille au-dessus d'un feu pour y tremper des feuilles afin qu'elles conservent leur couleur d'automne. Dans quelques jours, ils fendront du bois et feront cuire leur repas sur les braises. "On ne prend pas de risque, tout est préparé et encadré", précise à BFMTV.com Ruth Joiner, animatrice de cette association qui propose des activités nature en forêt dans la Drôme.
Formée au Royaume-Uni à la pédagogie par la nature, Ruth Joiner accueille quelque 1200 enfants à l'année dans son bois - des écoles aux crèches, en passant par des centres de loisirs et des instituts médico-éducatifs. Pour seuls aménagements, elle dispose d'un canapé forestier, d'une bâche et d'un parachute. Comme équipements, quelques outils. "On a tout ce qu'il faut sur place", ajoute Ruth Joiner. Châtaignes, morceaux de bois et insectes font le reste.
L'objectif: reconnecter les enfants à la nature mais aussi les laisser expérimenter par eux-mêmes pour développer leur créativité. "Ce qui compte, c'est la régularité", explique Ruth Joiner. "Qu'ils reviennent régulièrement sur le même terrain, qu'ils assistent aux changements de la nature et qu'ils s'entraident dans leurs projets". Comme déplacer des rondins pour en faire un château ou recenser les espèces d'insectes présentes sur place.
40 "forest school" en France
Au Danemark, pays précurseur dans le domaine, les "skovbornehaver" - soit "jardin d'enfants de la forêt" - ont vu le jour dans les années 1950 et sont aujourd'hui quasi institutionnalisés. Quelque 20% des classes de maternelle font ainsi l'école en pleine nature, été comme hiver. En Allemagne, les "waldkindergartens" sont déjà bien installés, le pays en compte ainsi 2000. Et Au Royaume-Uni, ce sont un peu plus de 700 "forest school" qui existent.
En France, ces "écoles de la forêt" sont bien moins développées et recouvrent des réalités diverses, de l'école en extérieur, assez rare, aux activités extrascolaires de plein air, plus courantes. Thibaut Pinsard, fondateur des Décliques - qui propose des activités 100% plein air en région parisienne pour les 6-11 ans - dénombre ainsi une quarantaine de "forest schools" sur toute la France.
Dans l'Hexagone, elles souffriraient encore de certains préjugés, selon leurs promoteurs. "Il y a des idées préconçues", regrette Thibaut Pinsard pour BFMTV.com. "Les enfants ne vont pas tomber malades s'ils sortent alors qu'il fait 0°C dehors, il suffit juste de bien les équiper."
"Il n'y a pas de mauvaise météo, il n'y a que des mauvais vêtements."Thibaut Pinsard observe tout de même un intérêt grandissant: à la rentrée de septembre, ses inscriptions ont été multipliées par quatre - les Décliques accueillent au total 200 enfants dans 25 groupes différents. "Il y a des petites choses qui se passent un peu partout", indique-t-elle à BFMTV.com. "Les mentalités changent, ça bouge, surtout depuis le confinement."
Une école entre mer et forêt
Une école en extérieur, composée d'une classe d'enfants de maternelle âgés de 2 à 5 ans, a même ouvert à la rentrée de septembre sur l'Île de Ré. Le "rêve" de Caroline Cartalas, une éducatrice franco-allemande de jeunes enfants, qui a mis cinq ans à devenir réalité. Avec une enseignante, elles accueillent huit enfants, "bientôt neuf", de 8h45 à 14h sur un terrain entre mer et forêt.
En tant qu'établissement scolaire privé hors contrat, il n'est pas obligatoire de respecter les horaires de l'enseignement public ni les programmes mais il doit permettre aux enfants d'acquérir les connaissances du socle commun de compétences, rappelle le site Service public. Ce que Caroline Cartalas garantit. Elle a l'autorisation d'accueillir jusqu'à 14 enfants et son école sera inspectée dans le cours de l'année.
Les "forest schools" ont l'obligation de posséder des locaux, pouvant offrir une solution de repli en cas d'intempéries. L'école de Caroline Cartalas compte ainsi un Algeco qui sera bientôt remplacé par une roulotte en bois. Elle leur permettra de se réchauffer cet hiver. Mais pas non plus d'y passer des heures. Pour l'instant, l'école a lieu dehors, quel que soit le temps.
Parmi son mobilier, un canapé forestier, une bâche, des hamacs, des rondins, une slackline et des toilettes sèches. "On a aussi une petite cuisine des bois", poursuit Caroline Cartalas pour BFMTV.com. Mais l'idée, c'est "d'ensauvager" le terrain, prêté par un camping. "On va installer des balançoires, développer un potager en permaculture. Ce qui nous intéresse, c'est d'ouvrir la créativité des enfants." Pour elle, qui a "travaillé par le passé dans un jardin d'éveil", le changement est radical:
"Je vois vraiment la différence avec des enfants qui restent enfermés entre quatre murs. Il y a moins de frustration, moins de conflits, tout est source de jeu."Une "révolution" pédagogique
L'éducation par la nature propose un autre rapport à l'enseignement et aux apprentissages, abonde Sylvain Wagnon, professeur en sciences de l'éducation à l'Université de Montpellier. "Cela va bien plus loin que simplement faire cours dehors", analyse-t-il pour BFMTV.com.
"Il ne s'agit pas de faire courir les enfants dans la forêt pendant trois heures mais de sortir pour sentir, expérimenter plutôt que de découvrir les choses dans un livre."Il estime même que rien ne nécessite un apprentissage exclusivement assis, dans une salle de classe. Tout pourrait être enseigné dehors. Laura Nicolas, maîtresse de conférence en sciences de l'éducation à l'Université Paris-Est Créteil, évoque ainsi une "révolution" pédagogique.
"On ne part plus du programme vers des objets d'apprentissage mais à partir d'éléments extérieur et de ce qui est sur place, c'est un mouvement inverse", développe-t-elle pour BFMTV.com.Autre spécificité de cet enseignement: dehors, il ne s'agit pas de faire classe par matière mais de manière transversale. Des mathématiques appliquées à la construction d'une cabane ou les lettres de l'alphabet dessinées dans le sable. "C'est une vraie transformation de nos pratiques", observe Laura Nicolas.
Sylvain Wagnon, également auteur de J'éveille mon enfant à la nature, évoque des freins culturels à la pratique dans l'Hexagone. "Pourtant, en Europe du Nord, la météo pourrait sembler paradoxalement moins propice", ironise-t-il. Mais au Danemark, en Allemagne ou au Royaume-Uni, cette pédagogie alternative s'est développée au début du XXe siècle avec la volonté d'associer la nature à l'éducation.
À l'opposé de la tradition de l'école à la française, selon cet universitaire. "En France, l'école est fondée sur l'idée d'un savoir académique et intellectuel qui s'enseigne avec un manuel. L'apprentissage, c'est dans la salle de classe. Il y a bien eu des tentatives d'écoles de plein air ou de classes promenades mais elles sont restées à la marge."
Cécile Thueux, du réseau Pédagogie par la nature qui compte 400 membres, est convaincue des bienfaits des "forest schools". Pour cette animatrice de Trees and Tipis, qui accueille ponctuellement des enfants en forêt dans les Yvelines pour des activités en pleine nature, les enfants retrouvent "une liberté de mouvement".
"Ils ne sont pas contraints à rester immobiles, enfermés", explique-t-elle. "Ils sortent dehors par tous les temps.""Ils fréquentent les mêmes endroits durant les quatre saisons, par différentes météos. Ils tissent des liens avec le lieu, prennent conscience de leurs impacts et apprennent par sédimentation de toutes ces expériences."
Bien-être, motivation et confiance en soi?
L'enseignement en extérieur a été étudié et évalué par Erik Mygind, un universitaire danois, sur une cohorte de 1000 élèves dans 18 "forest schools" publiques. Selon ce chercheur, interrogé par Libération, l'enseignement en extérieur améliore le bien-être des élèves, augmente la motivation à venir en classe et leur attention. Les enfants seraient aussi plus sociables, s'entraideraient et développeraient davantage d'empathie. "Avec des effets encore plus marqués pour les enfants hyperactifs ou ayant des difficultés d'attention, et ceux venant de milieux défavorisés", assure Erik Mygind.
Enfin dernier argument: leurs résultats académiques seraient meilleurs. Le chercheur danois Erik Mygind a ainsi noté de meilleurs résultats en lecture et en sport dans les classes en plein air.
"Tous les enseignants interrogés disent parvenir à transmettre plus de compétences à leurs élèves", ajoute-t-il.Pour la chercheuse Laura Nicolas, partisane des "forest schools" qui dispense également des formations et propose des ressources gratuites, l'amélioration des résultats académiques n'est qu'un des nombreux bénéfices de l'enseignement en pleine nature.
"En plus des bienfaits pour la santé physique et psychique, cette pratique fait baisser le stress et l'anxiété et aide les enfants à mieux gérer leurs émotions. Ils sont aussi plus autonomes et ont plus confiance en eux, ce qui est fondamental pour l'adulte qu'ils deviendront."
Le ministère vante aussi "les classes en plein air"
Du côté des écoles traditionnelles, on n'en est pas encore à faire classe toute la journée en pleine nature mais un mouvement s'est amorcé. Développement de potagers dans les cours de récréation, "école-parc" (comme à Bagneux, dans les Hauts-de-Seine) ou encore "école du dehors", notamment à Strasbourg... En avril dernier, le ministère de l'Éducation nationale invitait même les enseignants à faire cours à l'extérieur:
"Les classes en plein air sont bénéfiques sur le plan sanitaire et elles le sont aussi sur le plan éducatif."Une recommandation évidemment formulée du fait de la pandémie de Covid-19 mais Canopé - le site officiel à destination des enseignants - propose désormais des ressources pour faire classe dehors. Educscol, un autre site du ministère pour les professionnels de l'éducation, dispose également d'une rubrique pour enseigner dehors. Peut-être le début d'une "forest school" à la française.
https://twitter.com/chussonnois Céline Hussonnois-Alaya Journaliste BFMTV