Depuis trois semaines, Benjamin dort dans son salon. Sa chambre, il l’a cédée à Levan, le réfugié ukrainien qu’il héberge et nourrit. "C’est normal, se contente-t-il de commenter. Et puis, mon canapé-lit est très confortable." Quoi de plus "normal" aussi que d’avoir posé son après-midi pour conduire Levan à l’hôpital, où il doit subir une batterie d’examens? Levan lui jette un regard empreint de respect et d’affection. Ces deux-là se sont rencontrés il y a peine trois semaines (Benjamin s’était inscrit en tant que bénévole sur le site de la mairie de Nice pour accueillir et loger un réfugié. , ndlr), ils échangent dans un anglais laborieux, et pourtant des liens quasi fraternels semblent déjà les unir. "Nous avons le même âge, 45 ans, sourit Benjamin, et nous sommes tous les deux papa de deux garçons."
Mais, au contraire de Benjamin qui voit ses enfants régulièrement (le Niçois est séparé), Levan vit loin des siens depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Dans la peur d’une mauvaise nouvelle.
Car si son plus jeune fils, âgé de 6 ans, est à l’abri en Pologne avec sa maman (l’ex-épouse de Levan), l’aîné, âgé de 24 ans, est au front, quelque part en Ukraine. il n’en sait pas plus, pour des raisons évidentes de sécurité.
Il y a un mois à peine, Levan lui aussi combattait. Il nous montre des photos qui l’attestent. Mais le quadragénaire n’a pas eu le choix. Il a dû fuir son pays. Levan est gravement malade: il souffre d’un cancer du poumon à un stade avancé. Et, avec la guerre, l’hôpital où il était suivi à Kiev a suspendu ses activités; son traitement a été interrompu, et ses espoirs de survie compromis.
Alors, poussé par ses proches, il est monté dans un train pour un long voyage à travers la Pologne, l’Autriche, l’Italie et puis Nice. Pourquoi Nice? "Je savais qu’il y avait des médecins excellents ici", sourit-il en désignant le Dr Idriss Troussier, onco-radiothérapeute au Centre de haute énergie à Nice.
La meilleure prise en charge
Le jeune médecin, connu pour son engagement, a rapidement été informé de la situation dramatique de Levan par des réseaux de bénévoles. C’est lui qui, désormais, va assurer sa prise en charge. Mais il doit d’abord compléter le puzzle de l’histoire clinique de l’Ukrainien.
"Je l’ai vu quelques jours après son arrivée à Nice. Mais son état de santé s’est très vite dégradé au niveau pulmonaire, il a été conduit aux urgences de Pasteur. Il a subi une première intervention assez importante [la pose d’un stent au niveau de la veine cave supérieure à la suite de la compression de celle-ci par sa tumeur, Ndlr], et a été hospitalisé pendant une semaine dans le service de pneumologie."
"À présent qu’il est retourné au domicile de Benjamin, on doit reprendre les traitements contre son cancer", poursuit le Dr Troussier. "Mais, même si des proches de Levan nous envoient quelques éléments de son dossier, il nous en manque plusieurs pour évaluer précisément à quel stade de la maladie il est, et optimiser la prise en charge."
C’est la raison pour laquelle Idriss lui a prescrit plusieurs examens. Dont une fibroscopie bronchique, des biopsies, une IRM cérébrale et un PET scanner, prévus dans les jours à venir. "Ils permettront de déterminer si la maladie s’est disséminée. Et aussi de connaître le profil tissulaire et moléculaire de sa tumeur, pour lui donner la thérapeutique la plus adaptée: chimio-immunothérapie, thérapie ciblée…"
Le sourire bienveillant de Benjamin accompagne à chaque instant Levan, et l’Ukrainien y prend appui pour affronter un système qui lui est totalement étranger.
"Je veux vivre"
A-t-il hâte de rentrer au pays? Pour Levan, là n’est pas la priorité. La guerre qu’il mène aujourd’hui, c’est celle contre sa maladie. "Je veux vivre." Trois mots simples pour décrire ce qu’il ressent. Évidemment. Mais il nous confiera plus tard (via un SMS qu’il nous enverra grâce à un traducteur) son malaise.
"J’ai honte d’être malade en ce moment; je ne peux pas aider mon pays, alors que des femmes sont en train de se battre avec des cocktails Molotov contre des chars. Mais l’Ukraine ne peut pas aider les malades du cancer, pendant qu’elle est en guerre, que des femmes, des enfants meurent." Confusion des sentiments. Instinct de survie, sentiment de culpabilité.
Coupable vis-à-vis des siens restés là-bas. Presque gêné, aussi, de la générosité de ce pays qui l’a accueilli et le soigne sans conditions. L’assistante sociale qui accompagne Levan dans ses démarches se souvient de son regard anxieux lorsqu’elle a évoqué avec lui sa prise en charge médicale.
"Il a plongé la main dans sa poche pour en sortir un billet de 20 euros: “Je n’ai pas d’argent, je dépends de Benjamin pour tout, je ne peux pas régler les soins.” (Levan a obtenu l’allocation pour demandeur d’asile, soit 6,80 euros par jour., ndlr) Il avait très peur de ne pouvoir être soigné dans des délais raisonnables, alors qu’il avait déjà plus de 30 jours de retard pour sa cure." Il redoutait aussi que faute de pouvoir payer, il n’ait accès qu’à des soins de faible qualité.
Il a fallu le rassurer, lui expliquer qu’en France, ça ne se passe pas comme ça. Levan note une autre différence: "En Ukraine, les médecins sont très froids. Ici, ils sourient, et ça me redonne de l’espoir."
Et il conclut, le regard braqué sur Idriss: "Ma vie est entre ses mains." Le jeune médecin le sait bien, et comme il le fait chaque jour pour tous ses patients, il déploiera la même énergie pour sauver le réfugié ukrainien.