Bruno Munari était un génie. Ce designer italien visionnaire fut, notamment, l'auteur d'un essai bien troussé autour du… confort. Son texte, paru dans la célèbre revue d'architecture transalpine Domus (n° 202, octobre 1944) s'intitulait avec ironie : « On rentre à la maison fatigué d'avoir travaillé toute la journée et on trouve un fauteuil inconfortable ». Ses mots lucides, un brin provocateurs envers ses pairs, fustigeaient tout autant (et déjà !) la surproduction de meubles que le peu de confort qui en découlait. Ledit texte était, en outre, illustré par une campagne photographique hilarante, devenue depuis mythique. On y voit ce fameux « travailleur », tenter par tous les moyens de trouver, dans ledit fauteuil, une position un tant soit peu agréable, afin d'y lire son journal, sinon d'y somnoler : les jambes en l'air croisées sur le dossier, assis à l'envers, à califourchon sur la têtière, voire sur le fauteuil renversé, etc. En vain. l'homme finira par s'endormir la tête tordue, une jambe repliée sous lui, dans une position des plus inconfortables.
S'il est un facteur qui, au rayon mobilier, s'avère pour le moins complexe à cerner, c'est bien celui du confort. Un domaine ô combien sensible et fluctuant, et une notion des moins rationnelles et des plus subjectives. Pas facile donc, pour ces designers à même d'augurer notre futur bien-être d'empoigner ledit sujet en complète sérénité. « Il n'y a pas de recette ni de règle, admet le designer Patrick Norguet. Le confort est un ensemble complexe de données qui prend en compte non seulement l'usage, la forme, la couleur, le matériau, la fonctionnalité et l'ergonomie, mais aussi la santé ou une notion plus subjective comme le plaisir. Offrir du confort, c'est soulager le corps. »
« Il y a d'un côté une batterie de normes - des longueurs, des largeurs, des hauteurs… -, de l'autre, ce registre plus sensible du ressenti et c'est toujours à nous de trouver le bon compromis entre les deux, renchérit son confrère Patrick Jouin. Ce ne sera jamais parfaitement confortable pour tout le monde, mais c'est comme une paire de chaussures : il y aura forcément une différence entre celle que vous achetez dans le commerce et celle que vous vous faites faire sur mesure. »
D'aucuns ont essayé de quantifier les divers facteurs qui pourraient contribuer à ce confort. C'est le cas de Soizick Berthelot, ergonome et gérante du Studio d'ergonomie, à Paris. « Définir le confort n'est pas simple, confirme-t-elle. Afin d'objectiver cette notion, nous avons mis en place, outre la fonctionnalité, une dizaine de critères, tels le contact - trop ferme ou trop souple -, la posture du corps humain, la thermique - échange de température entre le produit et le corps -, les matériaux - non-allergisants -, le sensoriel - qui touche aux cinq sens, comme le confort haptique -, ou l'environnement - la lumière, la température, le bruit, le taux d'hygrométrie de l'air… »
Mais l'équation n'est pas aisée, car le confort varie aussi selon le temps et l'espace. Ainsi, certains sièges issus du Bauhaus ne sont pas vraiment confortables, mais peut-être le furent-ils en leur temps, au début du siècle précédent ? De même qu'une assise en tube métallique ou moulée en fibre de verre aurait assurément paru incongrue dans un XVIIIe siècle au mobilier capitonné. À l'inverse, un fauteuil « mou » - on pense au fameux P100 façon gant de baseball du trio de Lomazzi-D'Urbino-De Pas pour Poltronova - aurait paru étrange aux générations antérieures. Et que dire du mobilier actuel qui, à coup sûr, paraîtra curieux, voire inconfortable dans quelques décennies ?
Chaque époque cultive donc sa propre conception du confort. En outre, selon l'endroit où l'on vit sur la planète, ledit confort diffère. Les Occidentaux restent dubitatifs à la vue des appuie-tête en bois d'Afrique subsaharienne ou à la façon dont les Japonais s'assoient jambes croisées au ras du tatami. « Prenez, par exemple, la literie, indique Soizick Berthelot, au Japon, un matelas dépassera rarement les 15 cm d'épaisseur, alors qu'aux Etats-Unis, il fera au minimum 40 cm. » « En dehors de la notion de prix, il n'y a pas de goût universel. Donc il n'y a pas 'un' confort, mais 'des' conforts, observe Michel Roset, président du groupe Roset , qui possède les marques Cinna et Ligne Roset. Un exemple : le pourcentage à l'export de Ligne Roset est de 70 %, ce qui nous incite à prendre en compte les paramètres socioculturels propres à chaque pays. Un Européen, a fortiori un urbain, sera moins apte, aujourd'hui, à accepter un mobilier aux dimensions trop importantes. À l'inverse, la Chine, la Russie ou les Etats-Unis, eux, réclament sans cesse des typologies plus amples. »
Hormis cet aspect socioculturel, le corps humain, lui aussi, a ses exigences. « S'agissant du confort dimensionnel, on travaille à partir de bases de données anthropométriques et d'études scientifiques et on peut constater aujourd'hui que la population a beaucoup grandi, mais également beaucoup grossi, souligne Soizick Berthelot. Le 30 juin dernier, la Ligue contre l'obésité a publié les résultats d'une enquête nationale qui montre qu'environ 8,5 millions d'adultes en France - soit 17 % de la population - ont un indice de masse corporelle supérieur à 30 (au-delà duquel on parle d'obésité, NDLR), contre 15 % en 2012. Au total, près d'un Français sur deux est soit en surpoids, soit en situation d'obésité. Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, la largeur standard d'un lit double est toujours de… 140 cm. C'est complètement insuffisant. Elle aurait dû, depuis longtemps, passer à 160 cm, voire à 180 cm. Voyez aujourd'hui comme nous sommes très mal assis dans les fauteuils de l'Opéra Garnier, tant ils sont petits. »
En clair, le confort est fatalement multiple. Si le minimalisme des années 1980 avait mis de côté le confort au profit de la forme, la période « hippie » du tournant des années 1960, puis les années 1970, chères à la « génération vautrée », a produit quelques perles : « Pour moi, les deux icônes du confort restent le canapé Togo de Michel Ducaroy chez Ligne Roset et le canapé Maralunga de Vico Magistretti chez Cassina, deux immenses succès, tous deux sortis en 1973 et toujours édités depuis. Bien sûr, ils ont un peu vieilli, mais voilà, c'est plutôt là que j'ai envie de passer du temps, point barre ! », sourit Patrick Jouin. Autre best-seller de l'époque : le canapé-lit Gao du duo Laloy et Ponthus pour Cinna, en 1976, illico baptisé « clic-clac ». « François Mitterrand en avait acheté deux, un pour la rue de Bièvre, un autre pour Latché, se souvient Michel Roset. Mais on s'est fait ensuite étriller par la grande distribution, qui a inondé le marché avec des modèles de moins bonne qualité. »
Quoi qu'il en soit, il semble qu'une posture idéale ait été trouvée : « Le meilleur angle entre le buste et les jambes est 127°, avec une correction de + ou - 2°, précise Soizick Berthelot. C'est, en réalité, l'angle qui génère le moins de tassements vertébraux et le moins d'étirements ligamentaires, celui que nous avons préconisé à Air France pour les sièges de sa classe Premium et celui qu'a adopté Thomas Pesquet en apesanteur dans la Station spatiale internationale. Cet angle de 127° est aussi celui de la fameuse chaise longue LC4 de Charlotte Perriand. » Ouf ! On s'en approche.
Sauf que le confort varie aussi à l'instant T : celui du matin ne sera sans doute pas le même que celui exigé le soir… « Je ne travaille pas à l'échelle de l'objet, mais tout autour, explique la designer Matali Crasset. Se sentir trop confortable est pour moi un problème. Avec les confinements successifs, on s'est aperçu des limites du 'foyer-cocon' : il nous conduisait vers un 'confort passif', or, pour redevenir sensible, nous avons besoin d'un 'confort actif', de sortir de son cocon justement. Avoir un choix de situations possibles, pouvoir reconfigurer son espace en fonction des moments de la journée, se l'approprier, être actif à la maison, ça c'est un confort. La maison doit être un écosystème, une zone de repli, mais non pour stagner, pour aider à se projeter vers le futur. »
Le dimanche idéal de Matali Crasset
Et la designer d'avancer un exemple parmi d'autres : « J'ai dessiné la chaise Double Side pour Danese, dont le dossier peut se transformer en tablette provisoire, raconte Matali Crasset. D'un seul coup, pour s'asseoir, cela devient moins confortable, car on se retrouve sur un tabouret. Je ne prône pas l'inconfort, mais un autre type de confort. Concrètement, j'ai retiré le confort de l'assise, mais apporté à la place un autre confort, celui d'une activité possible - manger ou checker ses mails sur son ordi -, d'un nouveau 'lieu' où l'on peut se concentrer quelques instants dans le flux d'une activité générale. L'idée est d'avoir une structure suffisamment flexible pour pouvoir accueillir ce qui pourrait advenir… » Dont acte !
Le confort ne serait-il, au final, qu'une construction de l'esprit ? Une assise esthétiquement remarquable mais inconfortable - on pense à la Chaise rouge et bleue de Gerrit Rietveld - pourra contenter le regard et générer un confort visuel, tandis que, a contrario, un fauteuil foncièrement laid pourra, lui, se révéler extrêmement confortable. Lequel des deux génèrera-t-il le plus grand confort ? Impossible à dire. « J'ai dessiné, l'an passé, la chaise Dan pour la firme italienne Zanotta, raconte Patrick Norguet. Au premier coup d'oeil, avec sa structure métallique et ses sangles, elle pourrait paraître rigide, voire dure. Or, une fois assis, elle s'adapte parfaitement à votre corps et procure un confort extrême. » Bref, le mystère du confort reste entier.