Au petit matin, deux babouchkas sortent en chaussons constater les dégâts. Résignées, elles observent leur immeuble, triste relique de l’ère soviétique, se consumer dans les flammes. Dans la nuit, un énième obus est venu s’écraser sur ce quartier ouvrier au nord de Kharkiv. Ils ne sont plus qu’une poignée à s’y accrocher, pour l’essentiel des personnes âgées n’ayant ni les moyens ni la force de s’exiler. Un vieil habitant presse le pas, tirant péniblement son cabas plein de provisions alors que retentit au loin une nouvelle salve de détonations. Un homme, au téléphone, hurle aux pompiers de se dépêcher. Sa vie part en fumée, mais ces derniers sont débordés. Il raccroche, anéanti. « Ils ne viendront pas », se désespère-t-il sans quitter des yeux son appartement situé au quatrième étage, inexorablement dévoré par le feu.
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La suite après cette publicitéUne explosion retentit, plus proche. L’homme nous entraîne dans les sous-sols, avance un vieux tabouret, galant jusque dans ce bunker imprégné d’une forte odeur de pisse. Alexander, 62 ans, ancien gardien de nuit à l’aéroport de Kharkiv, a obstinément refusé de partir par peur des pillages opérés dans les habitations désertées. Il sourit tristement : plus rien ne le retient, désormais. Tous ses biens viennent d’être réduits en cendres.
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Depuis un mois, la deuxième ville du pays est livrée au pilonnage implacable des canons russes. Quartiers résidentiels, supermarchés, écoles, hôpitaux, complexes sportifs sont indistinctement pulvérisés. Ici, on n’a pas connu un tel déluge de feu depuis le printemps 1942, lorsque l’Armée rouge avait tenté, en vain, de conquérir la grande métropole de l’Est ukrainien. Incapables de la soumettre, les troupes de Poutine s’emploient à la dévaster.
La suite après cette publicitéLa suite après cette publicitéConstellée de checkpoints et d’obstacles antichars, la ville semble, à première vue, totalement abandonnée. Un blindé calciné portant la lettre Z, signe distinctif des véhicules appartenant à l’armée russe, gît sur le bas-côté. Quelques traces de neige subsistent entre les bâtiments défoncés. Les immeubles aux façades arrachées évoquent de fragiles maisons de poupée où s’exposent les vestiges de la vie d’avant, ici un frigo, là un canapé en équilibre précaire au-dessus du vide. Aucune trace d’existences le long des larges avenues staliniennes qui s’éloignent du centre historique, à l’exception de petits groupes de fumeurs agglutinés devant les bouches de métro. Leur cigarette à peine terminée, ils se hâtent de redescendre sous terre.
Derrière les tourniquets, un homme déambule, l’air hagard, une bouilloire électrique à la main. Matelas, cartons et couvertures s’alignent en bordure des voies désertées, décor glaçant d’un film apocalyptique où les survivants seraient condamnés à errer comme des zombies, dans les sous-sols d’une ville ressemblant aux nôtres. Assises sur un banc couvert d’un drap rose, deux vieilles dames discutent, indifférentes aux préparatifs qui, autour d’elles, s’organisent furtivement pour la nuit. Quand on l’interroge sur son âge, Ylana oppose un sourire malicieux : « Je suis une éternelle jeune fille », lance-t-elle en réajustant son bonnet à paillettes. Ses enfants et petits-enfants ont fui vers la Pologne à la veille de l’offensive. Malgré leurs supplications, elle a refusé de les suivre. « Vous avez vu notre ville sur les cartes postales ? interroge-t-elle en guise d’explication. Elle est tellement belle, comment voulez-vous que je la quitte ? Je suis née ici. » Puis elle lâche : « De toute façon, c’est trop tard maintenant. »
Au sein de cette société souterraine régie par un système de classes indéboulonnable, les plus aisés ont investi les sous-sols aménagés des bureaux où ils travaillaient
Plus loin, une jolie blonde au chignon de danseuse coupe des pommes de terre en cubes. Le mois dernier, Natalia, 28 ans, était encore employée dans une entreprise d’ingénierie civile. Désormais, elle est vendeuse dans l’un des rares supermarchés ouverts. Chaque jour, avant le couvre-feu de 18 heures, elle se presse pour regagner la station de métro traversée d’un vent glacial où elle a élu domicile, avec son petit frère et sa grand-mère. Cette dernière dort à ses côtés, emmitouflée sous une pile de couvertures. Natalia confie que, comme beaucoup de sa génération, la vieille dame a longtemps refusé de croire à une possible invasion du grand frère russe. Il a fallu qu’une roquette endommage le toit de leur appartement, les forçant à trouver refuge ailleurs, pour enfin réaliser. Trop tard pour leur permettre de fuir. Le frère de Natalia, tout juste 18 ans, ne peut plus quitter le pays, sous le coup de la mobilisation générale décrétée par Volodymyr Zelensky, le président ukrainien. « Nous avons fait le choix de rester ensemble, résume sobrement la jeune femme. Même si cela implique de mourir ensemble. »
Comme eux, des milliers de personnes survivent dans les entrailles de la ville : caves, coursives d’hôpitaux, laboratoires de facultés, chaque mètre carré enfoui sert d’abri de fortune. Dans les fondations réputées solides du département d’aviation civile, nous rencontrons une femme, terrée depuis un mois avec ses deux jeunes enfants. Ces derniers sont devenus suffisamment rares à Kharkiv pour que l’on note leur présence. La mère explique ne pas avoir assez d’argent pour leur offrir un ailleurs. Les yeux soulignés de cernes contredisant son âge, son fils de 8 ans consacre ses journées à dessiner : des fleurs multicolores, une haute montagne et un soleil radieux, représentations enfantines de ce monde extérieur qu’il n’entrevoit plus qu’une heure par jour.
Au sein de cette société souterraine régie par un système de classes indéboulonnable, les plus aisés ont investi les sous-sols aménagés des bureaux où ils travaillaient. « Pour nous, la priorité n’est pas de trouver à manger, mais un lieu sûr pour avoir une chance de survivre », résume Oléna, 31 ans, responsable clientèle dans une entreprise informatique. C’est dans ces locaux désertés, au sein d’un immeuble anonyme du centre-ville, qu’elle partage désormais le quotidien d’une trentaine de collègues et de membres de leurs familles. Nerveuse, elle nous fait jurer à plusieurs reprises de ne donner aucun détail permettant de la localiser. Dans cette région frontalière de la Russie, on redoute autant les bombardements que les « saboteurs », civils prorusses, agents de Moscou, infiltrés parmi la population.
Oléna propose un thé dans une cuisine improvisée entre les étagères et les cartons, s’excusant de sa mauvaise mine, de son allure « négligée ». Elle n’a pas mis le nez dehors depuis le premier jour de la guerre, s’offusquant de ceux qui la vivent « par procuration », comme elle dit. Ses amis, tous partis se réfugier dans l’ouest du pays, l’exaspèrent lorsqu’ils appellent pour obtenir des informations quant à la situation sur place, avides de détails qu’ils n’ont, au fond, pas le courage d’entendre. « Avant de raccrocher, ils finissent toujours par une platitude du genre : “Ne t’en fais pas, tout ira bien”, souffle-t-elle, effroyablement seule face à ses angoisses. Ils n’ont aucune idée de l’enfer que nous vivons. »
Impossible, pour ceux qui ne l’ont jamais vécue, de concevoir la terreur paralysante provoquée par les frappes aléatoires des missiles Grad et ce sentiment, abominable, de jouer à la roulette russe chaque fois que l’on met un pied dehors. Une stratégie délibérée, imposant peur et chaos, faute de victoires éclatantes d’une armée russe en difficulté sur le terrain militaire.
Alexander, géant blond aux commandes d’une unité d’une vingtaine de fantassins postée sur la route principale reliant Kharkiv à la Russie, interprète ce déluge de missiles comme un aveu de faiblesse. « Leurs soldats sont mal organisés, démotivés, mais surtout, affirme-t-il, ils ont perdu confiance en leur commandement : aucun n’est prêt à mourir pour cette “opération spéciale” à laquelle plus personne ne croit. » Il a fallu plusieurs jours de négociations pour rencontrer l’officier, loin de la ligne de front, jugée trop dangereuse. « Les Russes sont sur les dents, ils nous envoient des hélicos tous les jours », justifie-t-il. Mais ce qu’il redoute avant tout, ce sont de possibles concessions autour du Donbass . Il sent le président Zelensky sur le point d’en céder de larges pans pour mettre un terme au conflit sanglant. « Le massacre de civils innocents pèse forcément dans la balance », résume froidement le militaire.
Ce calcul cynique du Kremlin a franchi une nouvelle étape avec l’attaque, le 24 mars, d’un centre de distribution alimentaire en plein centre-ville de Kharkiv : on visait ce jour-là des civils qui, poussés par la faim, s’étaient brièvement arrachés à leurs abris. Bilan : 6 morts et 15 blessés. « Ce conflit piétine tous les traités internationaux censés en réguler les abus », assène Maria Avdeeva.
Dès le début de la guerre, cette avocate internationale a mis sa famille en sécurité et décidé de rester documenter la situation à Kharkiv, à rebours des clichés qui assignent les hommes au front et les femmes à la fuite. Demeurée seule, elle risque chaque jour sa vie pour rassembler les preuves des crimes de guerre commis par Poutine, dans l’espoir de le voir un jour traduit devant la Cour pénale internationale de La Haye. Plusieurs pays ont ouvert une enquête. « Le Kremlin a une pratique ancienne du mensonge d’État, rappelle l’avocate. Nous devrons étayer chaque accusation portée. »
Pour prouver les crimes de guerre, chaque matin, Maria Avdeeva enfile un gilet pare-balles et part collecter des fragments de missiles à sous-munitions
Tous les matins, Maria Avdeeva enfile donc un gilet pare-balles sur son anorak violet pour partir collecter, dans les zones résidentielles, des fragments de missiles à sous-munitions. Ces armes sont interdites par les conventions internationales, car elles ne permettent pas de distinguer les populations civiles des cibles militaires. Mais ce qui préoccupe surtout la spécialiste, c’est l’utilisation probable d’armes thermobariques, les plus meurtrières avant l’étape ultime du recours à la bombe nucléaire. Maria Avdeeva affirme détenir des preuves qu’elles ont été employées autour de Kharkiv. Acculé, Poutine a pour objectif, à présent, de « provoquer une crise humanitaire massive dans le but de déstabiliser le gouvernement et l’armée ukrainiens », résume l’avocate.
La logique est implacable : plus les troupes de Moscou s’enlisent, plus le coût de la guerre augmente pour les populations civiles. Le dernier décompte officiel fait état de 306 morts à Kharkiv, parmi lesquels 15 enfants. Les blessés, eux, sont innombrables. Alexander Yevgenivitch, directeur d’un des trois hôpitaux de la ville, s’astreint à conserver un échantillon de chaque fragment de munitions extrait du corps de ses patients. Il les conserve dans un coffre-fort dans l’espoir que justice soit, plus tard, rendue aux centaines de mutilés de guerre passés entre ses mains.
Le chirurgien s’agace de voir les journalistes défiler dans son bureau sans que rien ne change, incapables d’influer sur le cours d’une guerre dont il redoute que l’opinion publique finisse par se lasser. Il faut argumenter pour le convaincre que, sans doute, rien n’est pire qu’un désert d’informations pour qu’il accepte de nous laisser rencontrer les victimes de la sale guerre menée par Poutine.
Zvetlana, 59 ans, a été touchée à la jambe en allant dans l abri souterrain. Son mari pleure, soulevant délicatement le drap sous lequel elle cache un moignon
Parmi celles-ci, Victoria, 40 ans, journaliste dans une radio locale. Le 24 mars, elle faisait la queue devant un supermarché pour acheter des croquettes à son chien. D’une voix faible, elle décrit un nuage blanc dans le ciel, puis, comme autant de fléchettes mortelles, ces projectiles qu’elle a vu fondre droit sur elle. À son réveil à l’hôpital, quelques heures plus tard, elle est miraculeusement en vie, l’estomac déchiré par les éclats d’obus. Quelques chambres plus loin, Zvetlana, 59 ans, a été touchée à la jambe en parcourant les 20 derniers mètres séparant son appartement d’un abri souterrain. Son mari pleure, soulevant délicatement le drap sous lequel elle cache un moignon.
Dans les couloirs de l’hôpital, Valery s’entraîne à faire pivoter son fauteuil roulant. Le jeune homme apportait du lait infantile à un couple réfugié avec son bébé dans une cave quand il a été fauché par une roquette, le 4 mars. Il a été amputé des deux jambes quelques semaines avant son 28e anniversaire. Sans regretter un instant son geste de solidarité.
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