Anne-Sophie* a encore mal dormi cette nuit. La faute n'incombe pas à un voisin bruyant ou à une anodine insomnie mais à son clic-clac. «Je me réveille fatiguée et de mauvaise humeur», souffle la jeune femme de 25 ans. «Le lit est vieux, défoncé, avec un matelas pourri et il manque même quelques lattes. J'ai mal au dos, des douleurs aux épaules et à la nuque. Je me réveille aussi la nuit, ce qui n'arrive jamais quand je dors dans un bon lit.»
Anne-Sophie n'est pas la seule à se plaindre d'une literie de mauvaise qualité. À l'heure de la crise du logement dans la capitale –tendance illustrée par la réintroduction du plafonnement des loyers– et du dépassement de 10.000 euros du prix du mètre carré en moyenne, dormir dans un clic-clac inconfortable accentue le malaise des jeunes Parisien·nes. Sans oublier que «la demande reste forte sur les petites surfaces», comme le soulignait l'Agence nationale pour l'information sur le logement dans son rapport d'octobre 2018.
C'est justement dans ces petits appartements que les canapés-lits et les clic-clacs font désormais partie du décor. Les principales victimes de cette literie s'usant locataire après locataire? Les vertèbres de ces jeunes à faible revenu qui pâtissent de l'inconfort nocturne procuré par un lit de basse qualité.
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«Maintenant, on met le matelas par terre. C'est toujours plus confortable que le clic-clac», explique Anne-Sophie qui quitte bientôt son logement. «Avoir une mauvaise literie, ça te bousille la vie!»
Même histoire pour Mathieu, 28 ans, qui a lui trouvé une astuce: s'offrir un nouveau matelas pour recouvrir son clic-clac usé. Si le jeune homme dit «très bien» dormir maintenant, ce n'était pas le cas quand il s'est installé à Paris en 2016. «Le clic-clac avait cinq ans à peu près», raconte-t-il. «Il s'affaissait au milieu. Et comme je dors sur le ventre, ce n'était pas bien car il y avait un trou. Tous les matins, j'avais vraiment mal au dos pendant un quart d'heure, je faisais donc des étirements et me mettais du baume du tigre une fois par semaine pour soulager mes douleurs.»
«Avoir une mauvaise literie, ça te bousille la vie!»
Anne-Sophie, 25 ans.
Si le rapport entre clic-clac et mal de dos est communément établi, ce n'est pas toujours le cas: tous les canapés-lits ne sont pas nécessairement mauvais, estime Thierry Lanneau, masseur kinésithérapeute à Paris spécialisé dans la douleur persistante. «Vous avez le fameux pli à l'intérieur qui fait qu'on n'a pas une surface homogène», explique le professionnel. «Le sommeil peut être de bonne qualité. Tout dépend du degré d'adaptabilité du corps de la personne par rapport au matelas. Il existe de bons canapés-lits, mais il faut mettre la main à la poche!»
Pour Thierry Lanneau, les usagers de mauvais clics-clacs sont susceptibles d'entrer dans un cercle vicieux car dormir peu risque d'empirer les souffrances. À l'inverse, «un bon sommeil amène à de meilleurs effets sur la douleur», avance le spécialiste.
En France, selon l'Institut national de la santé et de la recherche médicale une personne sur trois est concernée par un dysfontionnement du sommeil. Les jeunes et les personnes qui vivent dans de mauvaises conditions sociales seraient les premières concernées, considère Raffaele Manni, directeur de la médecine du sommeil et de l'épilepsie à l'Institut national de neurologie de Pavie en Italie.
«La qualité du matelas est indispensable pour un sommeil de bonne qualité, or les canapés-lits sont souvent inconfortables. D'autant plus qu'ils se situent généralement dans le salon, alors qu'il faut dormir dans un endroit consacré au sommeil, où il y a peu de bruit et où se trouvent des meubles que l'on associe à la nuit», développe le neurologue.
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Pour Quentin Hardy, étudiant et vice-président de l'épicerie solidaire Agoraé de l'Association générale des étudiants de Paris, il est impossible pour beaucoup de jeunes d'investir dans un autre matelas ou dans un meilleur logement. «Je connais pas mal d'étudiants qui ont moins de 50 euros sur leur compte à la fin du mois, c'est donc certain que la literie n'est pas leur priorité», regrette-t-il.
«Certains vivent dans des situations très précaires. D'autres se sont fait virer de chez leurs parents ou expulser de leur logement. Et on voit notamment pas mal d'étudiants étrangers dans une situation très compliquée.» «Outre le prix, c'est un peu la galère d'aller chercher un lit en te disant qu'il faudra l'enlever dans quelques mois», lâche de son côté Anne-Sophie.
Les propriétaires sont pourtant tenus par la loi de garantir un logement sans risque de porter atteinte à la sécurité physique ou à la santé du locataire. Concernant les biens meublés, ils sont dans l'obligation de fournir une literie avec une couette ou une couverture. Selon le site service-public.fr, un juge qui constate que le logement ne répond pas à ces normes de décence peut intervenir, par exemple pour contraindre le propriétaire à faire des travaux.
Cette intervention survient dans «des cas exceptionnels», explique Nadine Colin, vice-présidente de l'association Consommation, logement et cadre vie (CLCV) en Seine-Saint-Denis. «Parfois, le locataire nous dit “ça fait des années que je me bats”, dans ce cas on est donc obligé de le changer. Et de déplorer:«On voit des choses qui ne sont pas très saines.»
De leur côté, les propriétaires considèrent que les procédures juridiques sont «vraiment en faveur du locataire», constate Denis Souppe, juriste à la Chambre nationale des propriétaires. «Si un propriétaire venait me dire que son locataire se plaignait que son matelas était dégoûtant et si cela s'avérait vrai, je lui dirais bien entendu qu'il faudrait le changer», explique-t-il.
Pourtant, si les locataires ont le droit à un logement décent, beaucoup d'entre eux ne signalent pas leur mécontentement au propriétaire, même quand les problèmes de literie ont un effet sur leur santé au quotidien. La raison de ce silence? Le caractère temporaire de leur durée de location. «Je me suis dit que je ne restais pas longtemps», raconte Mathieu. «Vu que le loyer n'était pas cher, je n'ai pas osé demander [de changer de lit, ndlr]. Mais si j'avais su que j'y restais un an, soit je serais soit parti plus tôt soit j'aurais signalé l'inconfort du lit et mes problèmes de dos.»
Quant à Léa*, 25 ans, qui dort sur un canapé-lit élimé dans son appartement parisien, «ça me fait mal au dos mais je n'ose pas demander. Je dors sur l'autre côté du lit. Il y a des gens pour qui c'est bien pire».
Les associations de défense des locataires, quant à elles, craignent que le problème n'empire à cause de l'usage fréquent des locations courtes. La durée de bail minimale pour les étudiant·es se réduisant en effet de un an à neuf mois, et des locations plus brèves encore sont désormais possibles via le nouveau bail mobilité.
Création de la la loi Élan du 23 novembre 2018, ce dispositif permet la location non renouvelable d'un logement meublé pour une durée de un à dix mois. Le bail concerne les personnes en situation temporaire: les élèves en stage ou des salarié·es en formation professionnelle, par exemple. Selon les associations, cette courte durée de location risque d'accélérer le roulement des occupants des logements et d'empirer ainsi l'état des matelas.
«On n'est pas ici pour saigner les locataires.»
Denis Souppe, juriste à la Chambre nationale des propriétaires
«On voit des canapés-lits qui ont des années et qui ont vu beaucoup de locataires. Le matelas n'est pas toujours très soigné non plus», regrette Nadine Colin. «C'est un problème fréquent, surtout pour des locataires qui ont un petit budget. En plus, avec des meublés, ce sont souvent des baux très courts. Avec le bail mobilité, le problème va être encore pire! Si un locataire a besoin d'un logement dans l'urgence, par exemple pour un stage, il va se dire “c'est bon, j'ai un endroit pour dormir”.»
Même si les propriétaires reconnaissent que ce nouveau dispositif risquerait d'augmenter les allées et venues, et donc les dégradations dans les appartements, c'est des locataires négligents dont ils se méfient. «Plus on a de passage dans l'immeuble, plus on risque d'avoir des gens peu soigneux», justifie Denis Souppe de la Chambre nationale des propriétaires.
Le juriste estime également que ceux qui demandent à ce que les propriétaires soient davantage pénalisés «exagèrent!». «On n'est pas ici pour saigner les locataires. Quand on a quelqu'un de bien dans son appartement, on est gagnant.»
* Les prénoms ont été changés.