Être une personne noire en Suisse
En écho à la semaine d’actions contre le racisme, faisons le point sur les combats de la communauté afro-descendante dans notre pays. Des personnes directement concernées témoignent d’une situation où le racisme, les préjugés et les injustices demeurent vivaces. Elles parlent aussi d’espoir.
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Safi Martin Yé, 34 ans Comédienne, Genève
Dans son appartement aux Pâquis, entre les jouets de son fils de 1 an, on aperçoit une série d’œuvres d’afro-descendants. Les livres du Suisso-Camerounais Max Lobe ou de la femme de lettres française d’origine guadeloupéenne et congolaise Tania de Montaigne remplissent son étagère. «C’est une source d’inspiration, il faut la lire!» sourit Safi Martin Yé. Les vinyles de Nina Simone sont posés à côté du canapé. Tout en préparant une tisane, la comédienne commence avec douceur: «Je réfléchis davantage aujourd’hui avant d’accepter une interview sur le sujet. Selon les phases de vie et les personnes face à qui on se retrouve, c’est parfois délicat de dialoguer autour de la question raciale. C’est nécessaire d’en parler, mais par moments il vaut mieux prendre du temps pour se recentrer et passer du temps précieux en famille.»
Sur un mur, en photo, son enfant nous regarde avec malice. «On va faire le maximum pour lui offrir les outils et la confiance nécessaires pour aborder ces questionnements. Mais c’est important qu’il y ait davantage de modèles, d’inspirations et de personnalités noires représentées dans tous les corps de métiers dans le paysage romand. Qu’il comprenne qu’il peut devenir ce qu’il voudra être. On aura réellement avancé lorsque le fait d’être racisé ne sera plus un sujet.» En réponse à la parution d’un rapport d’experts à l’ONU en janvier dernier sur la reconnaissance du racisme et le profilage des personnes noires sur le territoire suisse, la nature indocile de Safi Martin Yé resurgit. «Ça m’a fait sourire, car nous n’avons pas eu besoin de ce document pour légitimer les discriminations qui sévissent sur le territoire depuis toujours.»
L’artiste prend une profonde respiration, chasse la pensée qu’à Genève, cité éminemment multiculturelle, son fils pourrait encore subir des injustices liées à sa couleur de peau. Sa pierre à l’édifice pour une société plus inclusive, c’est avec son spectacle «Je brûle de Joséphine» que Safi Martin Yé l’a ajoutée. «C’est une pièce créée par une afro-descendante pour les afro-descendants. La culture reste malgré tout un peu élitiste. J’ai donc été très touchée en voyant dans la salle que j’avais réussi à faire venir également un public racisé», se réjouit-elle encore, émue du succès de ce projet qui a tourné en 2020. Et de nouvelles dates sont à l’étude. La comédienne et son équipe comptent adapter la pièce. «Les choses évoluent, le propos aussi. Je garde espoir pour le futur et j’espère que mon fils n’aura pas à débattre des mêmes sujets dans vingt ans», confie-t-elle en abordant la fatigue généralisée de la communauté noire devant les inégalités persistantes.
«Il y a un réel travail d’éducation et de sensibilisation autour de la question raciale à faire dès la petite enfance. Depuis la crèche, en passant par le système scolaire, mais également au sein du foyer. C’est en plantant ces graines chez nos enfants que les générations à venir pourront s’émanciper de ces fardeaux. Car comme le dit très bien Tania de Montaigne: être Noir, contrairement à ce que l’on imagine, ça n’est pas une question de peau, c’est une question de regard.»
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Euloge Malonga, 37 ans Chef cuisinier, Bienne (Orpund)
Dans la maison du chef Malonga, vous serez toujours accueilli avec du thé, du café et un casse-croûte. Que vous soyez un inconnu ou un membre de la famille. Ses deux filles, âgées de 6 et 10 ans, jouent dans leur chambre. A l’âge de sa cadette, le cuisinier a dû quitter la République démocratique du Congo pour le village d’Obersteckholz en Haute-Argovie. Alors qu’il plonge, enfant, dans la culture du Langenthal, il se nourrit du patrimoine suisse dans sa vie professionnelle. «J’ai travaillé et habité des deux côtés du pays. Je suis plus intégré que des Romands en Suisse alémanique ou des Alémaniques en Romandie», taquine le trentenaire au début de notre rencontre. Il raconte quelques anecdotes neuchâteloises, souvenirs de son passage dans un restaurant de la région. On comprend que, pour cet adjoint des cuisines de l’Hirslanden Salem-Spital à Berne, c’est important de commencer par «rendre hommage» à sa terre d’accueil. En toute sincérité.
Mais derrière cet homme rigoureux, premier afro-descendant vainqueur de la Swiss Culinary Cup en 2019 – un concours organisé depuis plus de vingt ans par lasuisse des cuisiniers –, se cachent des cicatrices plus enfouies. «Le racisme existe partout. Je le réalise, je le vois, mais je ne veux pas le subir!» affirme Euloge Malonga. A 20 ans, juste après son apprentissage, engagé comme commis de cuisine dans une station de ski, il se rappelle avoir été encerclé dans un bar. Ce soir-là, il est bousculé, insulté. Des agressions verbales et physiques qu’il minimise encore aujourd’hui, par crainte d’alimenter une image de victime dans un pays qu’il considère comme «accueillant». «J’ai compris que je n’étais pas le bienvenu à cause de ma couleur de peau», déclare-t-il.
Alors, comme pour compenser, il travaille plus dur que ses collègues. En 2021, ce perfectionniste est d’ailleurs parmi les finalistes du Cuisinier d’or. «Pendant mon parcours, j’ai vécu certains échecs professionnels comme des discriminations. Mais je les ai vite balayées. Je me motivais en me poussant à faire encore mieux. C’est une façon d’aller de l’avant sans m’attarder sur le racisme qui nous poursuit. Je préfère ne pas me concentrer sur ces aspects-là.»
Ce qui le rend fier aujourd’hui, c’est d’inspirer toute une nouvelle génération. Au cours de sa carrière, plusieurs jeunes commis afro-descendants l’ont rejoint derrière les fourneaux, optant pour cette voie après avoir découvert son profil. «Je souhaite qu’on constate qu’un Noir peut aller loin en cuisine en Suisse. Pas uniquement en football, en musique ou en basket, mais aussi en gastronomie!» Objectif atteint.
«En 2022, il y a encore des gens qui ne veulent pas s’intégrer et travailler. Ils donnent une mauvaise image. C’est pourtant une minorité d’Africains et d’Africaines! Il ne faut pas toutes et tous nous mettre dans le même panier», insiste Euloge Malonga, priant pour que son témoignage touche autant la communauté noire que blanche. Car pour lui, c’est ensemble qu’on peut envisager un avenir harmonieux.
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Licia Chery, 36 ans Animatrice, autrice et artiste, Genève
Son visage vous dit quelque chose car vous l’avez certainement déjà vu dans l’émission «C’est ma question», qu’elle anime sur la RTS, ou lors d’un de ses concerts, comme lors de ses passages au Montreux Jazz Festival. Licia Chery est une femme multiple qu’on ne peut pas réduire à une seule facette. Aujourd’hui, cette maman d’un petit de 3 ans et demi est aussi autrice. Elle a d’abord publié «Tichéri a les cheveux crépus», un livre jeunesse, avant de signer en 2021 «Noir en couleurs», un ouvrage sur les traces de ces ancêtres. «Après l’avoir lu, plusieurs personnes m’ont écrit et m’ont confié: «Vous m’avez ouvert les yeux alors que je ne me percevais pas comme raciste!» raconte la Genevoise.
Grande observatrice des comportements qui l’entourent, elle concède que souvent, «quelqu’un de bien» peut avoir des paroles discriminantes. «Et quand tu décides de l’aborder de front, cette personne a parfois l’impression que tu la diabolises. Tu te retrouves ensuite à la rassurer. Un acte qui efface complètement le propos initial. Sa fragilité prend tout d’un coup plus de place que la tienne», explique l’écrivaine. En sociologie, on parle du phénomène de la fragilité blanche, un mécanisme de défense ou de déni, parfois inconscient, pour détourner la discussion. «C’est un peu comme si les gens craignaient de perdre leur socle de personne respectable en y faisant face. Mais nous sommes dans une société où la domination blanche sur les populations racisées existe. Il faut la pointer du doigt tout en sachant que cela ne va pas tout changer d’un coup. Je pense juste que, sans attendre un coup de baguette magique, il est important de poser le sujet sur la table, au même titre que les questions sur le climat», résume calmement Licia Chery.
Depuis qu’elle est devenue animatrice d’une quotidienne sur la RTS en 2020, parler d’un racisme omniprésent dans son pays, la Suissesse le fait activement. «Dans n’importe quelle entreprise privée ou publique, les employés blancs ne vont pas penser aux problématiques des personnes noires car elles ne font pas partie de leur quotidien. C’est un peu comme demander à des hommes de réfléchir spontanément aux conséquences des douleurs de l’endométriose sur le lieu de travail et de penser à des solutions alors que c’est un mal réservé et compris uniquement par certaines femmes», image-t-elle. Pour elle, l’inclusion se fait par la diversité au sein de l’ensemble du tissu économique. Tout en réalisant qu’un certain poids pédagogique peut peser sur les épaules des collègues racisés. «Il faut que cela évolue vraiment! Vous savez, mes parents ont appris à ne pas faire de vagues à leur arrivée ici. Mais je suis née à Genève. Je me sens légitime pour faire progresser les mentalités dans mon pays.»
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Tidiane Diouwara, 55 ans Directeur du Cipina, Lausanne
Quand Tidiane Diouwara arrive pour l’entretien, il porte sur lui la sagesse d’un homme qui a beaucoup pensé le monde, dans son ensemble. «La société actuelle construit un village globalisé et multiculturel», lance-t-il comme une prophétie. Journaliste, il a cofondé le Cipina à Lausanne en 2012, le Centre de l’information et de promotion de l’image d’une nouvelle Afrique, qu’il dirige aujourd’hui. «Les médias sont responsables des messages qu’ils véhiculent. Il faut arrêter de parler de l’Afrique de manière négative, car ensuite le lecteur qui n’a pas beaucoup côtoyé des gens de couleur peut faire des amalgames», explique celui qui a longtemps travaillé dans la presse. Il s’attelle aujourd’hui à transmettre une autre information. «L’écrasante majorité des personnes noires ne dealent pas dans la rue et sont bien intégrées. Il faut à tout prix déconstruire ces idées reçues. Et c’est ce que nous faisons depuis dix ans. Cela commence à payer, c’est palpable», observe avec optimisme ce père de deux jeunes adolescents.
Il donne comme image concrète les événements autour du mouvement Black Lives Matter en Suisse, qui ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes dans les rues de plusieurs villes l’été dernier. «Ce qui m’a surpris, c’est de voir autant de Suisses pure souche manifester aux côtés des afro-descendants», avoue-t-il, heureux de constater ce métissage. «Les choses bougent, même si ce n’est pas aussi rapide que souhaité. Le chemin est encore long. Il n’y a pas beaucoup de Noirs à la tête de grandes entreprises suisses ou de groupes de médias», précise-t-il.
Arrivé de Mauritanie à l’âge de 28 ans, il est Vaudois depuis près de vingt-huit ans. «Je porte les deux cultures et je refuse de choisir car elles composent mon identité», affirme Tidiane Diouwara, qui admet répéter ce discours depuis de nombreuses années. «Quand on mène un combat, il ne faut pas avoir peur de rabâcher mille fois les mêmes choses pour être entendu. On a toutes et tous subi des inégalités de traitement. Certaines de mes collègues de travail ne me faisaient pas la bise, alors qu’elles la faisaient à d’autres en ma présence. L’ignorance est la cause de comportements racistes.» Dans le train, ce directeur est encore quelquefois contrôlé quand il ne porte pas son costard-cravate, contrairement à d’autres passagers.
«Il faut respecter les différences, traiter tout le monde de la même manière. Que les autorités compétentes travaillent à la cohésion sociale.» Et pour l’homme de lettres, cela commencerait à l’école, en apprenant aux élèves suisses l’histoire coloniale de leur pays. «Il ne faut pas cacher le passé.» Il ajoute que des formations spécifiques pour déconstruire les comportements racistes sont aussi nécessaires auprès des forces de l’ordre. Néanmoins, en voyant les étincelles de la nouvelle génération afro-descendante helvète, Tidiane Diouwara est nourri d’espoir. Pour lui, les enfants de ses fils vivront dans une Suisse apaisée.
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Par Jade Albasini publié le 23 mars 2022 - 08:23