Après le premier tour de l’élection présidentielle, David Medioni et Lionel Abbo s’intéressent, pour l’Observatoire des médias de la Fondation, à l’influence qu’ont pu avoir les émissions télévisées auxquelles participaient les candidats, et sur celle que pourrait avoir le débat d’entre-deux-tours.
2022. Depuis plus d’un an, on entend et on lit que l’élection présidentielle se jouera sur les réseaux sociaux. Que des hordes d’indécis attendent bien sagement sur Instagram, Twitch et TikTok que l’on vienne les convaincre, les séduire. Les liker. Rendez-vous compte, même les sondages le disent : 67% des moins de vingt-cinq ans font plus confiance aux réseaux sociaux qu’aux médias traditionnels pour s’informer. Face à tant de désamour, la télévision veille.
Depuis le début de la VeRépublique, elle fait et défait le destin de la politique française. Elle a rendu Charles de Gaulle sympathique et François Mitterrand charismatique. Tous les cinq ans, elle est le rendez-vous incontournable des annonces, des débats, des petites phrases. Au milieu du salon, elle reste le centre de l’attention.
En cinquante ans, le rôle du petit écran a fondamentalement évolué, au gré du rapport qu’entretenaient les hommes et les femmes politiques à son endroit. Il a d’abord fallu dompter son image. Sa gestuelle. Rassurer. Séduire. De Gaulle, homme de radio, a dû s’adapter et, le premier, s’essayer à des exercices qui deviendraient avec le temps des « classiques » : la conférence de presse (1958), l’interview politique (1965).
Le rapport des candidats à la télévision est le miroir grossissant de l’ambiguïté qui lie journalistes et politiques : les premiers sont là pour informer, les seconds pour communiquer. Le spectacle naît souvent de l’étincelle de leur friction. Le téléspectateur s’ennuie lorsque chacun joue sa partition dans son couloir, les questions de l’un ne parvenant pas à contourner les éléments de langage préparés par les communicants de l’autre. Il zappe lorsque la connivence de ces deux mondes qui se côtoient au quotidien est trop flagrante. Le plateau devient alors le terrain de jeu d’une ambition qu’au nom de la sacro-sainte démocratie on laisse se dessiner.
En trente ans, le nombre d’espaces laissés aux politiques de tous bords s’est multiplié, en quantité et en genre. Dans les années 1980, il y eut « Droit de réponse », « 7 sur 7 », « L’heure de vérité » ou encore « La marche du siècle ». Aujourd’hui, on parle des élections présidentielles sur toutes les chaînes et à toute heure. De « Quotidien » à « C à Vous », « D’Élysée 2022 » à « Face à Baba », on décrypte, on s’insulte, on s’insurge, on interroge les programmes, on cherche le KO à coups de punchlines, on se débat dans des débats dont le grand absent est le sujet. La télévision est une arène dans laquelle le président sortant refuse de descendre.
Que disent les chiffres de ce foisonnement ? Si l’on s’en tient aux audiences des seules émissions politiques, force est de constater qu’elles sont en forte baisse par rapport à 2017. Est-ce le manque de suspense, l’absence de débat qui explique ce désintérêt ? Dans « Elysée 2022 »,diffusé le 3 mars dernier, Marine Le Pen n’a réuni que 1,89 million de téléspectateurs (moins de 10% de parts de marché). Il y a cinq ans, elle en attirait 3,4 millions à pareille époque. De même, « La France face à la guerre », seule émission ayant rassemblé huit candidats pour le moment, a convaincu péniblement 4,21 millions de téléspectateurs, quand le débat entre cinq candidats, en 2017, en attirait 9,8 millions.
Signe des temps : TF1 a choisi d’écourter sa soirée électorale du premier tour pour programmer un film grand public (Les Visiteurs). Cyril Hanouna avait promis à ses fans deux soirées présidentielles. C8 les a annulées.
On prête au petit écran de mauvaises intentions. Par les images, il suggérerait des consignes de vote. Favoriserait un candidat plutôt qu’un autre. Rabaisserait la politique au rang de simple divertissement. Ne permettrait pas à ceux qui le souhaitent de s’adresser directement aux Français. Les journalistes, ces empêcheurs.
Il a suffi d’un signe, ou plutôt de 280, pour que certains candidats croient les réseaux sociaux capables de changer le sort des urnes. Ils leur offraient un accès direct au peuple, sans l’intermédiation douteuse de Léa Salamé ou de Gilles Bouleau. Aux États-Unis, Donald Trump traitait CNN de « fake news » et l’emportait sur Twitter.
L’audience cathodique s’est-elle déportée sur le numérique ? On pourrait le penser en constatant qu’Emmanuel Macron a gagné plus de 500 000 abonnés sur les réseaux sociaux suite à l’annonce de sa candidature. Mais la websérie Le Candidat, qui suit sa campagne sur YouTube, a vu ses audiences s’effondrer, passant de 380 000 pour le 1erépisode à 70 000 vues pour le 4e. De même, les audiences des émissions politiques qui ont fleuri sur Twitch (« Backseat », « MashUp »…) ou sur YouTube (« 24 heures avec » présenté par Magali Berdah) demeurent confidentielles.
Les Français entretiennent un rapport ambivalent aux mondes virtuels et à ceux qui les détiennent. Souvent, la transparence s’est muée en défiance. Il a été prouvé que les algorithmes de Facebook avaient favorisé l’élection du milliardaire dans le seul but d’éviter le démantèlement de la plateforme (promesse de Bernie Sanders) et de préserver ses intérêts économiques. Que les fausses informations, propagées par des puissances étrangères via des faux profils (Russie), rendaient la compréhension du monde parcellaire et biaisée. Que chaque utilisateur est enfermé dans un silo, formaté par ses propres centres d’intérêt, rendant impossible la compréhension des enjeux globaux d’une situation.
2022. Une fois de plus, les grands moments de l’élection présidentielle française se jouent à la télévision. Les candidats en maîtrisent les codes. L’un d’eux y officiait même en tant que chroniqueur et éditorialiste avant de se présenter. Comment, au fil des années et des quinquennats, ont-ils appris à apprivoiser ce média si singulier ? À l’inverse, quelle est la part d’influence du petit écran sur la vie politique et les résultats des urnes ? Retour sur ces moments qui ont transformé l’homme politique, originellement athée médiatique, en un croyant cathodique, qui ne compte que sur la télévision pour emporter tous les suffrages.
Les punchlines : « étonner les téléspectateurs »
Avec la multiplication des médias et la dictature de l’immédiateté qu’ont imposées les chaînes d’information et les réseaux sociaux, deux phénomènes se sont télescopés pour le corpus politique : d’une part, l’offre de parole n’a jamais été aussi large. Entre 2015 et 2021, le nombre d’interviews politiques a plus que doublé en télévision et radio (plus de 150 par semaine aujourd’hui). D’autre part, chaque parole prononcée au sein d’un média est relayée, reprise, décortiquée par les autres. Ce double paramètre oblige la plupart des élus et membres du gouvernement à resservir les mêmes éléments de langage sur chaque plateau. Résultat : à défaut d’être invisibles, ils deviennent inaudibles.
Pour sortir du lot et marquer les esprits, leurs communicants ont choisi de transformer les lieux de débat en ring de boxe et les plateaux de télévision en scène de stand-up. Chacun y va de sa punchline, de son bon mot, calculant son efficacité au nombre de ricochets qu’il produit sur les autres ondes.
Le journaliste Ludovic Piedtenu l’explique parfaitement sur France Culture en 2017 :
« L’émergence des petites phrases est à mettre en rapport avec la modernité médiatique. Live tweets, bandeau des chaînes d’information en continu, accroches journalistiques : le traitement médiatique de la parole politique privilégie de plus en plus les formats concis et autoporteurs. C’est ce qu’on appelle l’aphorisation de la parole politique. En fait, les politiques parlent de plus en plus souvent en petites phrases parce qu’ils et elles anticipent les conditions de la reprise et de la mise en circulation dans l’espace public des énoncés produits, parce qu’ils et elles se conforment aux attendus médiatiques pour faire de leur parole non pas un prêt-à-porter, mais un prêt-à-rapporter.1Ludovic Piedtenu, « Les petites phrases en politique », France Culture, diffusé le 24 mars 2017, disponible en podcast.«
20 novembre 2003. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, est l’invité de « 100 minutes pour convaincre », l’émission politique phare du service public. Pour conclure, Alain Duhamel lui demande s’il pense à l’élection présidentielle le matin en se rasant. « Pas simplement quand je me rase », lui sourit malicieusement le futur chef de l’État. Ces six mots sont depuis entrés dans le langage courant, une façon imagée de décrire un ambitieux, portrait qui colle bien à la réputation du ministre. Au point que l’on oublie souvent qu’il n’est pas le premier homme politique à avoir employé l’expression, que l’on doit à Laurent Fabius. Dans la même émission, trois semaines plus tôt, quand lui avait été posée la question « Pensez-vous à l’Élysée ? », il avait répondu : « J’y pense parfois le matin en me rasant. » Huit mots. Trop sans doute pour entrer dans la postérité.
Quatre ans plus tard, Ségolène Royal se trouve au coude-à-coude avec Nicolas Sarkozy dans les sondages. Arnaud Montebourg, porte-parole de sa campagne, est invité sur le plateau du « Grand Journal », principal talk-show d’information de la tranche 19-21 heures à l’époque. Assis aux côtés de Nadine Morano, le socialiste est interviewé par Michel Denisot. Les questions sont bienveillantes, c’est un euphémisme. Pourtant, l’une d’elles va susciter un tsunami médiatique. « Quel est le principal défaut de Ségolène Royal ? », demande innocemment le présentateur. « Son compagnon », répond du tac au tac l’homme politique, stupéfiant le journaliste et les invités autour de la table. Impossible de savoir si la vanne était improvisée ou préméditée, mais sa rapidité d’exécution interpelle. Ce coup en dessous de la ceinture est-il un tournant de la campagne ? À compter du 19 janvier 2007, tous les sondages placent la candidate sous la barre des 30%, ce qui ne s’était jamais produit jusqu’alors. Plus tard, Arnaud Montebourg avoue avoir cédé à son péché mignon : le bon mot.
Il s’agit sans doute d’une passion qu’il partage avec un autre socialiste : François Hollande. En 2012, cela fait plus de quinze ans que la gauche ne retrouve plus le chemin de l’Élysée. Trois élections de suite, toutes perdues. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy a été marqué par la crise des subprimes, plus grande crise financière depuis 1929. L’ennemi est tout trouvé, encore faut-il trouver les mots pour l’identifier. Le futur président « normal » le nomme au meeting du Bourget, avec une violence qui marque un tournant de la campagne : « Mon ennemi, c’est la finance. »
Si l’on prête la mode des punchlines à l’arrivée des réseaux sociaux et des chaînes d’info, n’oublions pas que d’autres en ont fait usage bien avant. « Elles sont pensées et construites pour être détachables des textes auxquelles elles appartiennent initialement », explique Ludovic Piedtenu. Du « bruit et l’odeur » de Jacques Chirac au « monopole du cœur » de Valéry Giscard d’Estaing en passant par le culte « un chef, c’est fait pour cheffer », les petites phrases aux grandes conséquences ont toujours été l’apanage des grands hommes et de leurs duels. Comme si les mots pouvaient remplacer les revolvers. Et abattre leur adversaire.
Les débats qui ont changé la donne : émergence de personnages de pop culture télévisuelle
« Aucun des présidents sortants qui avaient décidé de se représenter n’a débattu avec leurs concurrents avant le premier tour. Je ne vois pas pourquoi je le ferai. » Voilà ce qu’a déclaré, le 7 mars dernier, Emmanuel Macron, président de la République en campagne pour sa réélection.
Au-delà de la question de savoir si le président doit ou non débattre avec les autres candidats, il est certain que le débat à la télévision a profondément muté depuis son apparition, un soir de 1974, entre les deux tours d’une élection présidentielle. En effet, en 1965 et 1969, de débat il n’y eut pas malgré l’apparition de la télévision qui favorisa le candidat Mitterrand. Profitant de cette exposition, il réussit la prouesse en 1965 de mettre en ballottage le général de Gaulle qui se refusait à aller à la télévision.
En terme d’audiences, les débats d’entre-deux-tours représentent pour les Français de grandes messes, garantissant à leurs diffuseurs les meilleurs scores de l’année. Preuve que le moment est décisif. Néanmoins, il est à noter que le nombre de téléspectateurs baisse tous les cinq ans : en 2007, ils étaient en moyenne 20 millions à suivre le débat entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. En 2012, plus que 18 millions pour voir le même Sarkozy remettre en jeu son poste face à François Hollande. En 2017, 16 millions de personnes ont suivi le duel Macron-Le Pen.
C’est donc en 1974 que les choses telles que nous les connaissons désormais sont apparues. Le sacro-saint débat de l’entre-deux-tours entre les deux candidats arrivés en finale. Évidemment, l’influence américaine n’est pas pour rien dans cette évolution de 1974. La modernité d’un Kennedy et l’amour cathodique d’un Nixon se sont exportés pour venir taquiner les différentes écuries présidentielles et notamment celle d’un Valéry Giscard d’Estaing qui, en 1974, voulait incarner la modernité la plus grande. Valéry Giscard d’Estaing a donc travaillé, a bien compris l’intérêt du moment de débat dans une élection très serrée. Il va donc jouer son va-tout face à un François Mitterrand quelque peu engoncé dans l’exercice ce jour-là.
Ainsi, Giscard d’Estaing entonne un refrain : « Monsieur Mitterrand, vous êtes un homme du passé. » Et surtout, alors que l’affrontement entre la gauche et la droite est profond dans la société de l’époque, et que la gauche apparaît comme la favorite de cette élection, Valéry Giscard d’Estaing parvient à renverser la donne. Le moment clé de ce débat est connu, évidemment. Sur la question de la répartition des richesses, François Mitterrand déclare : « C’est presque une question d’intelligence, c’est aussi une affaire de cœur. » Ce à quoi Valéry Giscard d’Estaing répond cette phrase restée célèbre : « Vous n’avez pas, M. Mitterrand, le monopole du cœur. »
Le soir de l’élection, Giscard l’emporte d’une très courte tête avec 50,81% des suffrages et à peine 425 000 voix d’avance sur son concurrent socialiste. Le moment clé du débat où Giscard renverse la tendance a peut-être constitué, c’est du moins ce qu’en pensent aujourd’hui les historiens de la politique, un moment de bascule.
Ce qui est intéressant est de se placer ensuite sept ans plus tard à la veille de l’élection de 1981 et de remarquer comment François Mitterrand use de la télévision pour incarner le président qu’il veut être. Dans cette année électorale, deux moments clés. François Mitterrand, désormais accompagné pour la communication de Jacques Pilhan et Gérard Colé, met en application le précepte cher à Pilhan selon lequel la mémoire télévisuelle remontait à deux mois et qu’elle était structurée par une dizaine de séquences marquantes.
Ainsi, le 16 mars 1981, alors qu’il sait pertinemment que la majorité des Français est opposée à l’abolition de la peine de mort, le candidat François Mitterrand, à l’occasion de l’émission « Cartes sur table », présentée par Jean-Pierre Elkabbach, affirme avec force qu’il proposera cette abolition si le peuple l’élit président de la République. Rien n’est préparé et Mitterrand se sert du vecteur d’image que constitue alors la télé pour s’adresser solennellement aux Français et dessiner ce qu’il souhaite pour la France sur ce sujet précis de la peine de mort.
Le second moment marquant, deux mois plus tard, c’est évidemment le débat de l’entre-deux-tours qui l’oppose à nouveau à Valéry Giscard d’Estaing. En sept ans, Mitterrand a appris. Il est souriant et utilise le moment du débat pour marquer les esprits. Mitterrand se fait cinglant avec le sourire : « Vous ne voulez pas parler du passé, je le comprends bien naturellement et vous avez tendance un peu à reprendre le refrain d’il y a sept ans : l’homme du passé… C’est quand même ennuyeux que dans l’intervalle vous soyez devenu, vous, l’homme du passif. » Nous sommes le 5 mai 1981 et le 10, Mitterrand est élu avec 51,76 % des suffrages et un peu plus d’un million de voix d’avance.
Durant la décennie qui suit, François Mitterrand va passer maître dans l’art du débat et dans la façon de jouer avec les codes de la télévision pour diffuser un message politique. Il y aura, ainsi, le débat électrique de l’entre-deux-tours de 1988 face à Jacques Chirac, son Premier ministre de cohabitation. François Mitterrand le nomme à plusieurs reprises « Monsieur le Premier ministre ». Jacques Chirac lui fait la remarque : « Ce soir, vous n’êtes pas le président de la République, nous sommes deux candidats à égalité […], vous me permettrez donc de vous appeler Monsieur Mitterrand. » Mitterrand rétorque : « Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre. » Ce débat est également marqué par un vif échange sur le renvoi à Téhéran de Wahid Gordji, un diplomate iranien suspecté d’avoir organisé les attentats de 1986 à Paris : « Jacques Chirac : est-ce que vous pouvez dire Monsieur Mitterrand en me regardant dans les yeux, que je vous ai dit […] que nous avions les preuves que Gordji était coupable de complicité ou d’actions dans les actes précédents […] Pouvez-vous vraiment contester ma version des choses en me regardant dans les yeux ? » Ce à quoi un Mitterrand impassible répond : « Dans les yeux, je la conteste. »
Ce débat ne change pas la donne de l’élection qui est largement favorable au président socialiste, mais il contribue à installer François Mitterrand comme un personnage de la pop culture télévisuelle avec le surnom « Tonton ». Il débat ainsi, par exemple, avec Philippe Séguin, tenant du « non » au référendum sur Maastricht le 3 septembre 1992, à quelques jours du vote, ainsi qu’avec l’écrivain Jean d’Ormesson sur le même sujet, maniant alors art de la dialectique et du verbe. Cela jusqu’à ses derniers vœux aux Français et sa fameuse phrase « Je crois aux forces de l’esprit », qui installe pour la postérité le personnage comme l’une des figures politiques majeures de la télévision. Tout comme Jacques Chirac, via ses passages télé : « abracadabrantesques », « je décide, il exécute », ou par sa marionnette des Guignols de l’info, qui est également l’un des peoples de cette nouvelle relation qui se noue entre 1981 et 2000 entre les politiques et la télé. Comme un symbole, Chirac paraît déconnecté au moment du référendum sur le traité constitutionnel européen le 14 avril 2005 sur TF1 où, lors d’un débat avec les jeunes, il lance, déconcerté : « Je ne comprends pas de quoi vous avez peur2« Débat de M. Jacques Chirac, président de la République, avec un jeune sur TF1 le 14 avril 2005, sur les apports de la Constitution européenne à la construction de l’Europe », Vie publique. »
Les autres débats présidentiels qui ont marqué les esprits sont ceux des années 2000. Si la décennie commence sans débat puisque Jacques Chirac refuse de parler avec Jean-Marie Le Pen en 2002, celui de 2007 entre Ségolène Royal (Parti socialiste) et Nicolas Sarkozy (UMP) donne lieu à une passe d’armes sur les colères justes dont Sarkozy sort vainqueur, ce qui vient conforter son avance dans la campagne. Évidemment, chacun se souvient de l’affrontement entre Nicolas Sarkozy, président sortant, et François Hollande (Parti socialiste) en 2012. Deux enfants de la télévision face à face et durant 3 minutes 28 François Hollande étrille son challenger, qui ne réagit pas et ne l’interrompt pas, d’une anaphore « Moi, président », devenue célèbre.
Celui entre les deux tours de l’élection 2017 entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron est marqué notamment par les expressions désuètes de celui qui deviendra président – « vous proposez de la poudre de perlimpinpin » –, mais aussi évidemment par une Marine Le Pen qui semble perdre pied. Elle le dira d’ailleurs après l’élection : « Je n’avais pas assez préparé mon débat. »
Les dérapages et moments volés : la politique façon « Loft Story »
Le père de tous les dérapages, qui n’en est certainement pas un, est évidemment celui de Jean-Marie Le Pen. Lors de la pré-campagne pour l’élection présidentielle de 1988, le leader du Front national ne représente que 10% des intentions de vote dans les sondages lorsque, le 13 septembre 1987, invité du « Grand Jury » sur RTL, il répond en ces termes à une question sur la Shoah et son négationnisme : « Je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. » La déclaration fait évidemment scandale, jusque dans ses rangs. Néanmoins, ses résultats ne se font pas attendre. Au premier tour, son score de 14,39% des voix fut considéré comme l’un des premiers signes de l’installation durable de l’extrême droite dans le paysage politique tricolore. Le Pen avait certainement étudié les opinions de son camp pour faire cette sortie et mobiliser.
Avec l’entrée dans les années 2000, les télés ayant pris l’habitude de tout capter, de suivre pas à pas les candidats ou les politiques avec des perches de prises de son, un nouveau genre est apparu : celui des dérapages saisis ou des moments volés qui deviennent ainsi des sujets politiques. Comme dans The Truman Show, ce film de Peter Weir dans lequel tous les faits et gestes de Truman Burbank sont scrutés pour les besoins d’une émission de téléréalité, ou dans « Loft Story », les politiques sont placés en permanence sous les regards des caméras. Comme si le fait de scruter en permanence quelqu’un renseignait sur son être profond et donnait des clés d’analyse quant à la politique qu’il mènera. Cela révèle certainement des traits de personnalités, mais cela dénote surtout le rapport enfantin que ces dispositifs cultivent dans la relation des Français avec la politique. Ainsi, les Français réclament des « politiques proches des gens », mais ces derniers ne doivent pas dire de gros mots à la télévision, de même ils doivent être « comme les autres », mais « doivent faire attention à leurs lieux de vacances ». Dans cette émission de téléréalité géante, une seule chose compte : le spectacle. « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images3Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Folio, 1967. », écrivait Guy Debord. Nous y sommes.
La liste des scènes de spectacles auxquelles chacun et chacune a été exposé depuis le tournant des années 2000 est colossale. Nicolas Sarkozy en fit les frais à au moins deux reprises. L’une qui fut positive, du moins pour mobiliser son électorat et aller trianguler avec celui de Marine Le Pen. « Dès demain, on va nettoyer au Kärcher la cité. On y mettra les effectifs nécessaires et le temps qu’il faudra, mais ça sera nettoyé », voilà la phrase prononcée par Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, le 19 juin 2005, dans la cité des 4 000 à la Courneuve, après la mort de Sid-Ahmed Hammache, un enfant de onze ans tué d’une balle au bas de son immeuble, victime d’une rixe entre deux bandes. Quelques mois plus tard, à l’automne, les banlieues s’embrasent à Clichy-sous-Bois. Pendant l’année 2005, Sarkozy récidive, sous l’œil des caméras, sur la dalle d’Argenteuil en regardant une dame au balcon et lui lançant : « Vous en avez marre de cette racaille ? On va vous en débarrasser ! » Quoi que l’on pense de ces saillies, en les prononçant, dans une forme de dérapage contrôlé, Nicolas Sarkozy utilise le dispositif des télévisions « embedded » dans les sorties des politiques pour passer des messages politiques à destination de telle ou telle frange de l’électorat.
L’autre dérapage célèbre de Nicolas Sarkozy, devenu président de la République, se déroule en février 2008 au salon de l’Agriculture. À un visiteur qui refuse sa poignée de main en lui déclarant : « Ah non touche moi pas, tu me salis ! », le président rétorque « Ah bah, casse-toi pauv’ con » enregistré par toutes les télévisions et qui devient un sujet politique majeur pendant une semaine. Le président doit-il parler de la sorte ou au contraire n’a-t-il pas bien fait de répliquer avec ses tripes comme le feraient bien des Français ? Au niveau image, la polémique n’est pas bonne pour Nicolas Sarkozy ; en revanche, elle démontre si besoin en était la puissance de ces sorties présidentielles, ministérielles ou de candidats dans la fabrication des opinions, dans la capacité – amplifiée depuis par les réseaux sociaux – à faire monter sous couvert d’une phrase volée un sujet ou un autre et à envoyer, aussi des ballons d’essai.
Manuel Valls en a fait les frais, en 2009. Alors qu’il était suivi par les caméras de Direct 8 pour un reportage sur sa ville d’Évry, il demande à son conseiller de « mettre quelques blancs, quelques white, quelques blancos », pour donner une autre image de la ville d’Évry. Sur le plateau le jour de la diffusion du reportage en sa présence, le futur Premier ministre, d’abord embarrassé, tente une explication : « J’ai l’idée, au fond, d’une diversité, d’un mélange qui ne peut pas être un ghetto… Il faut amener une diversité sociale parce qu’il est là essentiellement, le problème, pour une ville comme Évry […] qui manque d’un centre-ville… pour accueillir ses classes moyennes, qui soient issues ou non de l’immigration. » Cet épisode l’a poursuivi durant toute sa vie politique, jusqu’à sa tentative avortée d’être le candidat des socialistes en janvier 2017, battu par Benoît Hamon.
François Hollande aussi en a fait les frais. Alors président, il est filmé conseillant en aparté à Fleur Pellerin, ministre de la Culture, sur son rôle et sur l’approche qu’elle doit avoir : « Vois Jack Lang, il a des idées. » Et il ajoute : « Tous les soirs, il faut que tu te tapes ça. Et dis que c’est bien, que c’est beau. Ils veulent être aimés ! » Ce fut filmé par les caméras d’Yves Jeuland alors qu’il réalisait un documentaire sur l’Élysée et la pratique du pouvoir par François Hollande. Il n’aurait pas dû dire cela.
La liste pourrait être encore longue et prendre l’aspect d’une liste à la Prévert tant cette logique du piège ou du piégé, du piégeur ou du politique qui use de la présence des caméras pour draguer tel ou tel électorat, est courante. Dans ce ping-pong, Emmanuel Macron tient son rang avec ses célèbres : « Si je traverse la rue, je vous trouve du boulot », ou « Les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». Entre volonté de transgresser et d’envoyer des signaux à l’électorat de droite libérale qu’il convoite et dérapage.
Des phrases qui sont similaires à l’effet du baiser et du câlin de Loana et Jean-Édouard dans la piscine de « Loft Story ». Tout donne l’impression que c’est volé et authentique, alors que tout le monde sait que tout est filmé, enregistré, noté, décrypté, etc. La « magie » de la politique façon « Loft Story ».
La mise en mythe de la politique
Cette « loftstorisation » de la vie politique et sa transformation en téléréalité géante est de fait un dévoiement d’une pratique de « mise en mythe » et d’une volonté de donner accès aux coulisses qui s’apparenterait plutôt à une envie de raconter la politique de l’intérieur.
C’est Valéry Giscard d’Estaing qui a inauguré le genre en confiant au photographe et réalisateur Raymond Depardon le soin de filmer sa campagne de 1974 sous toutes les coutures en lui donnant accès à des nombreux moments personnels et stratégiques. Ce film Partie de campagne est un modèle du genre et prend sa source dans les films de campagne américains.
Il ne sortira, cependant, qu’en 2012. Drôle de timing pour une mise en mythe. Le moment de bascule pour ces mises en images vient du football. En 1998, les Bleus d’Aimé Jacquet sont champions du monde et Jérôme Caza filme l’intérieur de la victoire. Le 14 juillet 1998, deux jours après le sacre de l’équipe de France face au Brésil (3-0) à Saint-Denis, le film Les Yeux dans les Bleus est diffusé et des séquences deviennent cultes.
En 2001, Lionel Jospin, alors Premier ministre de cohabitation du président Chirac, fait appel au même Jérôme Caza pour raconter de l’intérieur sa campagne qui devait être sa marche triomphale vers l’Élysée. L’histoire est connue. La campagne ne se déroule pas comme prévu et Caza se retrouve, de fait, à montrer les coulisses d’un moment de bascule du succès à la défaite jusqu’à filmer la scène clé du film où trois jours avant le premier tour de la présidentielle 2002, le staff de la campagne Jospin, influencé par Jean-Marc Ayrault, décide de ne pas appeler au vote utile alors que les courbes de Jospin et de Le Pen se rapprochent dangereusement. Le 21 avril 2002, Lionel Jospin est battu au premier tour par Jean-Marie Le Pen. Diffusé deux mois après, le film s’intitule Comme un coup de tonnerre. La mise en mythe d’une défaite, en somme.
Lors de la même campagne, Serge Moati, qui fut le premier réalisateur en 1995 à se fondre avec sa caméra dans les équipes de campagne, est au QG de Jean-Marie Le Pen au moment où ce dernier apprend qu’il est qualifié pour le second tour et où son silence montre, aussi, qu’il sait que l’élection est d’ores et déjà perdue. Dans son film, Moati montre aussi l’autre dynamique. Celle de la campagne, celle qui permet à Jean-Marie Le Pen d’être la surprise de cette élection.
Depuis cette année 2002, la mise en mythe de la politique est toujours au rendez-vous. Façon de raconter l’histoire en train de se faire. De donner accès aussi à des facettes peu connues, mais évidemment préparées désormais, des candidats ou des candidates. Comme si l’image et l’accès aux coulisses devenaient désormais un passage obligé. Comme si ce passage obligé était ainsi devenu, simplement, l’une des facettes du grand spectacle façon série Netflix, auquel les électeurs et les électrices, téléspectateurs et téléspectatrices, internautes, sont conviés.
La série Le Candidat, autoproduite par les équipes Macron lors de cette campagne, est le climax de cette mise en mythe. Plus de caméras de journalistes ou de réalisateurs choisis et briefés : les propres caméras du candidat. Autant autoproduire les épisodes du spectacle.
Quand la TV prend de court le politique
Le téléspectateur des trente dernières années a souvent l’impression que la communication des politiques est verrouillée par des spin doctors qui connaissent les codes médiatiques et n’autorisent leurs poulains à répondre aux questions que lorsque la réponse se trouve parmi les éléments de langage qu’ils leur ont préparés. Entre ses communicants affûtés et les journalistes se joue un jeu du chat et de la souris insidieux, chacun cherchant à faire tomber l’autre dans son piège. À ce jeu-là, celui qui perd paie sa défaite au prix fort.
En 1994, les élections européennes passionnent peu. Jean-Pierre Elkabbach, alors président de France Télévisions et réputé proche des cercles de pouvoir, impose à sa rédaction un débat entre Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie. On dit les deux hommes très tendus et prêts à en venir aux mains. Paul Amar refuse la proposition et démissionne. Mais ses équipes lui demandent de rester. Sur le plateau, afin d’éviter les mauvais coups, le journaliste frappe le premier et pose sur la table des gants de boxe. De cette soirée, on n’a retenu que son geste et la présence de ces deux objets en cuir rouges à l’écran. Pour la première fois à la télévision est assumée l’idée qu’un débat n’est plus nécessairement une bataille d’idées entre gentlemen, mais une bagarre de mots entre boxeurs. Les adversaires ne cherchent plus seulement la victoire, mais le KO. Pourtant, ce soir-là, c’est bien l’arbitre qui a perdu son sifflet. Au lendemain de son fait d’armes, il est prié de les rendre. Démis de ses fonctions. Battu à son propre jeu.
Les émissions politiques ont tenté à de nombreuses reprises de modifier les règles du débat public afin de déstabiliser le politique : questions posées par un panel de Français en plateau, interviewés obligés de se tenir debout et sans pupitre, prise en compte de la réaction des internautes, etc. Aucun de ses ingrédients n’a jamais réellement changé la donne. Les journalistes se retrouvent souvent pris au piège par leurs propres contraintes : déontologie, devoir de neutralité, de réserve, d’équilibre. Les animateurs issus du divertissement, dépourvus de carte de presse, s’embarrassent moins de ces obligations.
Alerte rose. Tel est le nom de l’interview qu’entame Thierry Ardisson à l’endroit de Michel Rocard sur le plateau de « Tout le monde en parle » ce samedi soir de mars 2001. L’homme politique, mal aimé du grand public, est à la recherche de proximité et de popularité. Il se prête au jeu et répond avec malice aux questions osées de l’homme en noir. « Est-ce que sucer c’est tromper ? » Fait intéressant : personne ne s’offusque, ni pendant, ni après l’émission. Mais une semaine plus tard, un papier de Daniel Schneidermann dans Le Monde4Daniel Schneidermann, « Ma couille est l’histoire », Le Monde, 8 avril 2001. allume la mèche et la séquence devient polémique a posteriori. Elle représente aujourd’hui l’exemple le plus frappant du politique qui se prend les pieds dans le tapis du divertissement. S’il est possible d’inviter à la même table un homme d’État et une candidate de téléréalité, pourquoi ne pas leur poser les mêmes questions ? La brèche ouverte par Thierry Ardisson s’est muée au fil du temps en trou béant, toujours pas refermé à ce jour. Hommes et femmes politiques sont toujours aussi nombreux à se rendre sur les plateaux d’émissions de divertissement lorsqu’ils y sont invités. Sans doute parce qu’ils sont sûrs de ne plus y trouver d’homme en noir pour leur poser de questions trop (r)osées.
« Politainment » : quand le divertissement transforme la politique
Si le début du XXIesiècle a vu les élus et les gouvernants de tous bords participer à toutes sortes d’émissions, le petit écran a également su se plier à la singularité de ces invités et inventer un nouveau genre : le divertissement politique.
En 2017, C8, modeste chaîne de la TNT déjà dépendante de Cyril Hanouna, cherche une façon de parler des élections présidentielles autrement. Sous l’impulsion de Mélissa Theuriau et Caroline Delage, un ovni fait son apparition en prime time. « Au tableau ». Une classe. Des candidats à la plus prestigieuse des fonctions et, face à eux, une vingtaine d’enfants, assis bien sagement, qui leur posent toutes les questions que leur innocence autorise. On se souvient de la tentative de dab de François Fillon, de Benoît Hamon qui sèche sur les œuvres de Molière ou d’Emmanuel Macron qui explique la différence entre droite et gauche au feutre Velleda. Fait intéressant : « Au tableau » est l’une des rares émissions françaises qui se soient exportées un peu partout en Europe, avec des versions en Italie, en Pologne, ou encore au Pays-Bas.
Un an plus tôt, une autre création française défraya la chronique. Confortablement installée dans un canapé cosy, Karine Le Marchand cherchait à soustraire aux candidats leurs ambitions intimes. Nicolas Sarkozy questionné par l’animatrice d’une émission de téléréalité (« L’Amour est dans le pré »), il n’en fallait pas plus pour jeter l’opprobre sur cette « dérive peopolitique » (Renaud Dély, directeur de la rédaction de Marianne)5Le JT de LCI, invités : Renaud Dély et Cécile Cornudet, 10 octobre 2016.. Invitée du JT de LCI, Cécile Cornudet, éditorialiste politique aux Echos, n’hésita pas à fustiger l’attitude de M6, qui « sert aux hommes politiques de la communication sur un plateau ». Ces cris d’orfraie servirent bien évidemment la campagne marketing de l’émission, dont le premier numéro attira plus de trois millions de curieux. La polémique, elle, ne permit pas de répondre à la question : suffit-il d’être titulaire d’une carte de presse pour être un bon interviewer ?
« Au tableau », « Ambition intime », aujourd’hui « Face à Baba » répondent au même schéma : sous le prétexte fallacieux de démocratiser la démocratie, on rabaisse le débat à portée d’enfant, on réduit les ambitions à ce qu’elles ont de plus intime, on met le candidat face au Français ultime : Baba. L’influence de ces émissions sur le sort des urnes est-elle réelle ou supposée ? La question se posait déjà en 1995, lorsque les Guignols de l’info furent accusés d’avoir permis à Jacques Chirac de remporter les élections alors qu’il se trouvait au plus bas quelques mois plus tôt.
Conclusion : la téléréalité politique
« Vous en êtes où avec votre papa, Marine Le Pen ? », « On applaudit Marine Le Pen sur TikTok », « Vous avez un mental d’acier, Marine Le Pen »… Des déclarations de la sorte, il pourrait y en avoir une très longue liste. Elles ont été prononcées par Cyril Hanouna, le 16 mars 2022, dans l’émission politique de C8 « Face à Baba » qu’il anime durant cette élection présidentielle.
Cyril Hanouna est un animateur de divertissement qui se pose en « intervieweur » politique. Pour interroger les candidats sur leur relation au père, sur leur mental et les féliciter pour leur compte TikTok. Plus d’1,5 million de téléspectateurs ont suivi ce programme. Ils étaient 1,8 million pour une émission avec Jean-Luc Mélenchon et 2 millions pour une émission avec Éric Zemmour. Des niveaux d’audience qui, s’ils restent en deçà de ceux de l’émission politique de France Télévisions « Élysée 2022 » ou de TF1 « La France face à la guerre », sont assez importants pour participer à la création d’une imagerie politique à la télé à deux vitesses.
D’un côté, la politique traitée de façon sérieuse, ou du moins institutionnelle ; de l’autre, la politique élevée au rang de divertissement. Dans cette guerre de l’attention, placer la politique comme un divertissement est une façon de tenter de capter l’audience. Pour le meilleur : donner accès au plus grand nombre à des débats politiques, et aussi pour le pire en dévalorisant le discours politique et en le mettant sur le même plan que le potache souvent présent sur les plateaux de ces émissions.
L’entremêlement du divertissement et du politique agit ainsi sur la vie politique comme un révélateur. Révélateur d’une nouvelle forme de représentation de la politique en général. « Il faut nourrir la bête », rappelait à propos des chaînes d’information le conseiller en communication de Nicolas Sarkozy, Franck Louvrier, à l’orée de la présidentielle 2012 alors que le président sortant s’apprêtait à affronter François Hollande. Nourrir la bête de l’information en continu, donc, dans une forme de « cérémonie cannibale », comme l’écrit le politologue Christian Salmon6Christian Salmon, La cérémonie cannibale, Paris, Fayard, 2007.. Mais il faut désormais aussi nourrir la bête de l’« infotainment ». Dans un entre-deux étonnant entre « peoplelisation », personnalisation à outrance, cultivation de l’émotion et mise en scène de sa vie. De « cérémonie cannibale », il est aussi question quand les politiques se targuent de vouloir investir tous les réseaux sociaux et se retrouvent, comme le ministre des Transports Jean-Baptiste Djebbari qui, avec 57 millions de vues sur ses vingt-six vidéos TikTok, est l’un des politiques qui maîtrise le mieux les codes de ce nouveau spectacle. Comme Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen d’ailleurs. Contrairement à d’autres politiques qui, eux, sont moins en vue ou ne parviennent pas à emporter l’engagement.
Cérémonie cannibale aussi dans des émissions YouTube, comme celle de Magali Berdah. Agente de personnalités de téléréalité, Magali Berdah devient donc animatrice d’une émission « politique » intitulée « 24 heures avec » promettant de « lutter contre l’abstention en rendant la politique accessible et compréhensible ». Magali Berdah raconte la genèse de son émission politique : « J’ai quarante ans et j’ai voté une fois pour faire plaisir à ma grand-mère. Je ne comprends rien à la politique, mais je veux lutter contre l’abstention. » Pour cela, elle a donc imaginé un dispositif YouTube conçu pour faire réagir sur les réseaux sociaux. Au fond, Berdah fait entrer la téléréalité en politique. Elle part de questions clichées que « tout le monde » est censé se poser et demande à Éric Zemmour s’il est raciste ou à Jean-Luc Mélenchon s’il n’aime pas les riches et la police. Dans le dispositif, tout vaut tout et rien n’est réellement conflictuel. Comme dans feu « Loft Story », les politiques viennent au confessionnal… Et Magali Berdah, comme Cyril Hanouna avec Marine Le Pen, ne sont pas là pour les contredire et les relancer, mais bel et bien pour animer une forme de spectacle entièrement dédié aux émotions et au supposé « bon sens ».
Certes, le JT reste la source d’information majoritaire de 58% des Français, mais il est intéressant de voir que chez les 18-24 ans, les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, YouTube ou TikTok) constituent la première source d’information. Berdah avant Bouleau, en somme !
Ainsi, le cheminement entamé en 1965 quand la télévision a fait son apparition dans la vie politique au grand dam du général de Gaulle est en train de s’achever. La télévision ou plutôt l’image n’est plus seulement un moyen de faire passer un message politique, elle est devenue un moyen de présenter un spectacle aux Français, futurs électeurs. « La réalité n’a aucune importance, c’est la perception qui compte », confiait à la romancière Yasmina Reza Laurent Solly, alors porte-parole du candidat Sarkozy en 2007, dans L’Aube le soir ou la nuit7Yasmina Reza, L’Aube le soir ou la nuit, Paris, Flammarion, 2007., son livre qui relate la campagne. La politique est bel et bien devenue une téléréalité, les électeurs des « téléspélecteurs » et la présidentielle une forme de « Koh-Lanta ».