« On était en 2000 et je retrouvais le Liban où j’avais vécu pendant treize ans, exactement, dans une violence qui n’était autre que celle de la beauté. De sa perte puis de son retour. Une beauté intime, insaisissable et fulgurante », confie Hortense, qui s’installe dans un couvent afin de terminer sa thèse sur une « famille frappée trois fois par le suicide. » Alors que la jeune Claire, qui arrive de Paris, la rejoint afin de l’assister dans cette tâche, elle est d’emblée sensible et poreuse à la beauté d’un paysage traversé de vallées abruptes et mystérieuses, sur lequel se projettent les émotions les plus intimes. « La tempête montait dans les interstices des branches, écrasait les herbes folles, donnait à la vallée une mer de bleus plus profonde, révélait dans le jour cette vie invisible qui, venant des tréfonds, faisait danser les algues brunes et pleurer les lichens. »
Dans le nouveau roman de Yasmine Khlat, La dame d’Alexandrie (éditions Elyzad), la nature accompagne la quête d’Hortense et de Claire, deux femmes rassemblées autour d’une famille qui a connu la souffrance et avec laquelle elles ont chacune des liens plus ou moins conscients, qui vont peu à peu prendre sens dans leurs trajectoires respectives. Cette rencontre improbable est rythmée par les horaires des religieuses et le cadre ouaté de leur bâtisse, dont le lecteur appréciera l’évocation délicate. Le silence des couloirs feutrés, l’odeur diffuse de naphtaline, le drapé lourd et empesé de rideaux pastel et fleuris, où les effluves prometteurs du réfectoire offrent un contrepoint au double exil de cette famille étudiée, originaire d’Alexandrie, contrainte de quitter l’Égypte de manière précipitée pour s’installer au Liban puis en France. « Vase cristal, monture argent. Vase boule, pièce numérotée. Guéridon fumoir marqueterie incrustation nacre. Table à jeu demi-lune acajou marqueterie. » Les deux femmes analysent la liste des objets vendus aux enchères par ceux qui ont dû quitter leur terre natale.
L’art de Yasmine Khlat est dans la portée évocatrice et suggestive de son écriture, minutieuse et porteuse d’interrogations, qui se font de plus en plus pressantes. Le roman semble se dérouler sur une ligne tendue entre deux précipices, qui menacent les personnages eux-mêmes. « Claire s’avança jusqu’au bord. Elle avait un pied plus bas que l’autre. Un pied sur la terre ferme et l’autre là où c’était meuble, où la terre s’effritait. J’entendis quelques cailloux rouler et tomber plus bas. Elle se penchait dangereusement. Je l’appelai. »
La dame d’Alexandrie tend vers la quête d’un âge d’or inaccessible et protéiforme, constitué d’odeurs, de couleurs et de sentiments. « L’amour se joue dans l’enfance, après on titube, on court après les ombres. On est aveuglé. On a été ébloui. On cherche ce que l’on a parfois perdu trop tôt. » Découvre-t-on finalement qui est cette dame originaire d’Alexandrie ?
Quel est son lien avec ces deux femmes rassemblées par le hasard au bord de la vallée ? Ce qui est évident dès les premières pages du roman, c’est l’esthétique de composition de Yasmine Khlat, dont les chapitres ressemblent à des tableaux balayés par les vents, les nuages, les ombres et les affects. « (…), car nous étions déjà navires dans la tempête, la houle enserrait nos tailles, la vallée ployait en ses ténèbres et ses beautés, et le carillon des cloches résonnait au plus loin où ne se trouvaient plus ni l’enfance, ni les promesses, ni les larmes de l’aube. »
« La dame d’Alexandrie » (Elyzad, 2022) de Yasmine Khlat. Photo DR
« La perte du bain sensuel d’un pays, de son climat, de sa langue… »
Selon Yasmine Khlat, l’énigmatique couvent de son roman fait référence à l’un de ses souvenirs d’enfance. « Lorsque j’étais enfant, nous sommes allés à quelques reprises passer des vacances dans un couvent à Ajaltoun, et beaucoup d’images me sont restées. J’ai un certain tropisme pour les couvents, et puis c’est un lieu idéal pour un huis clos ! Il y a un côté mystérieux de ces lieux, et de ce qui s’y passe. Dans ce roman, j’ai repris Vous me direz au crépuscule (La Revue phénicienne, 2010), en le retravaillant et en complétant le dénouement. Tout au long du livre, on attend une révélation, il y a cette tension entre les deux personnages, et ce désir de Claire qui est dans l’attente d’une parole d’Hortense. Elle ne sait pas laquelle, mais elle sent qu’il y a un secret. Dans la première version, c’était évident qu’il y avait un lien de famille, mais je n’avais pas été jusque-là. Pour moi, c’était important que mon roman soit republié, car c’est celui que je préfère parmi les six ouvrages que j’ai écrits », précise la romancière de sa voix légèrement voilée.
Le fondement de la narration s’appuie sur le lien entre les deux femmes. « Chacune a une personnalité très forte, et une dimension fascinante, surtout dans ce rapport entre elles, cette dépendance qui s’installe, et l’attitude d’Hortense, qui peut varier d’une minute à l’autre, qui est parfois aimable, parfois un peu méprisante, il y a tout un jeu », poursuit celle qui a reçu le Prix des cinq continents pour la francophonie en 2001.
Comme dans Égypte 51 (Elyzad, 2019) ou bien Cet amour (Elyzad, 2020), la question du suicide traverse le monde intérieur des personnages. « Sans rentrer dans les détails, dans ma famille, il y a eu beaucoup de souffrance. J’avais besoin d’exprimer cela dans mon œuvre. Le suicide est un acte qui a des répercussions incroyables sur les proches d’abord parce que c’est très violent en soi. Et cela induit une culpabilité énorme : on se demande si on aurait pu le ou la sauver. Dans le roman, les deux femmes cherchent les causes du suicide, et elles tombent sur cette idée qu’il y a peut-être l’exil. Il n’y a donc pas que l’enfermement familial, que cette souffrance qui tourne en rond, il y a aussi une cause sociale », analyse celle qui a commencé sa carrière dans le cinéma.
« La dispersion, la perte du premier tissu social et familial au sens large, la perte des repères habituels, du bain sensuel d’un pays, de son climat, de sa langue, la perte des lieux, voire d’objets qui nous étaient chers, l’instauration de distances spatiales qui changent la donne, tout cela fragilise bien entendu, et rend plus vulnérable face à la toxicité familiale. Et à son éventuel abandon. » Telle est l’une des hypothèses des deux héroïnes, dont la rencontre est éminemment romanesque. Comme dans Le diamantaire (Seuil, 2006), c’est de la relation surprenante entre deux personnages que proviennent les révélations les plus intimes. « Cela sert de catalyseur à l’expression de choses très importantes qui remontent à la surface des personnages ; Claire et Hortense ne se connaissent pas, elles restent mystérieuses l’une pour l’autre. Hortense est intriguée par l’intérêt de Claire pour sa thèse, et elle se demande aussi où est sa famille et pourquoi elle ne les appelle pas. Elles sont dans cette méconnaissance de l’autre, et en même temps le lien est de plus en plus fort », relève l’auteure.
Et d’ajouter : « Il y a des familles où il y a des dysfonctionnements, c’est-à-dire une souffrance familiale, une pathologie du groupe, et parfois cette pathologie peut se concentrer en un être précis, qui la prend en charge, jusqu’à ce qu’il disparaisse et qu’un autre prenne sa place : c’est ce dont il est question dans ce roman-là. Claire est soudain prise d’un désir très fort de ne pas s’en tenir simplement à l’écriture de la thèse, elle se dit que si ce mécanisme destructeur n’est pas arrêté, quelqu’un est en danger, et la ligne de tension est là. Mais par moments, on se demande si ce n’est pas l’une d’elles qui est en danger », explique doucement Yasmine Khlat. C’est dans le silence d’une montagne dont les rues en lacets glissent vers la mer, où l’on bascule inopinément de l’aube au crépuscule, que deux femmes vont affronter la noirceur de l’être et la beauté du monde, au fil d’un texte déchirant de justesse.