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« Quand le Patriarcat de Moscou organisait des manifestations contre la venue de Jean-Paul II à Kiev… »

« Merci à toi, Ukraine, qui as défendu l’Europe dans ta lutte inlassable et héroïque contre les envahisseurs ! » Quel dirigeant européen a ainsi rendu hommage au courage des résistants ukrainiens dans leur lutte « héroïque » contre les « envahisseurs » ? La réponse est inattendue. Cette phrase a été prononcée à Kiev par le pape Jean-Paul II à l’issue de son voyage en Ukraine, le 27 juin 2001. On conviendra, sans emphase excessive, qu’elle avait quelque chose de prophétique.

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Jean-Paul II connaissait mieux l’Ukraine que les Ukrainiens eux-mêmes, alors divisés au sein d’un État tout neuf à la recherche de sa cohérence. Le futur pape avait grandi dans une Pologne dont la capitale orientale était Lwow, la « Lviv » d’aujourd’hui. Avant d’être élu pape, le professeur Karol Wojtyla avait enseigné pendant vingt-cinq ans à l’université de Lublin, à deux pas de la frontière de l’Ukraine soviétique. Il savait, lui, bien avant la chute du mur de Berlin (1989) et l’effondrement de l’URSS (1991), qu’il ne suffirait pas d’abattre le rideau de fer, symbole de la guerre froide, pour rétablir l’unité d’une ancestrale Europe chrétienne trop longtemps coupée en deux.

Fossé culturel et religieux

Jean-Paul II connaissait par cœur le fossé religieux et culturel, voire civilisationnel, qui distinguait depuis le XVe siècle les héritiers de la « Troisième Rome » instituée à Moscou par le tsar Ivan III pour remplacer définitivement la première Rome anéantie par les invasions barbares, et la deuxième, Constantinople, rayée de la carte par les Turcs en 1453. Il savait aussi qu’une nation se trouvait, depuis le début, sur le tracé de la frontière séparant cette nouvelle civilisation orthodoxe du vieil Occident chrétien voué aux gémonies : l’Ukraine. Il avait une tendresse particulière pour ces millions de chrétiens ukrainiens qui s’étaient « unis à Rome » en 1596 pour ne pas dépendre, précisément, du Patriarcat de Moscou. Ces catholiques-là, de rite byzantin, avaient été interdits par le Kremlin en 1948. Jean-Paul II n’avait pas manqué de les saluer en 1988, à la veille du millénaire de la Rus’de Kiev, dans un texte spécifique : la lettre Magnum baptismi donum, distincte de sa lettre apostolique Euntes in mundum destinée, elle, aux orthodoxes russes.

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Un détail n’avait pas échappé aux observateurs du fameux voyage en Ukraine de juin 2001 : des manifestations contre la venue de Jean-Paul II avaient empli les rues de Kiev, la veille de son arrivée, organisées par… le Patriarcat de Moscou ! Lequel n’aurait jamais pris une telle initiative sans le feu vert du Kremlin, occupé depuis dix-huit mois par un certain Vladimir Poutine.

Projet européen

Le projet européen de Jean-Paul II allait, déjà, contre les intérêts fondamentaux de Moscou. Le 1erdécembre 1989, trois semaines après la chute du Mur, le pape polonais avait clairement exprimé sa vision en recevant au Vatican le patron de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev. Les deux hommes s’étaient mutuellement étonnés en tombant d’accord sur ce que devait devenir l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, cette « maison commune européenne » prônée par l’homme de la perestroïka, dont le pape souhaitait qu’elle respire désormais « avec ses deux poumons », l’occidental et l’oriental : pas question, pour l’un comme pour l’autre, de voir les Européens de l’Est et de l’Ouest céder aux sirènes d’un Occident dominé par les Américains, que ce soit en matière politique ou sur le plan culturel !

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Avant de quitter le Vatican, enthousiaste, le chef du PC soviétique a invité le pape en Russie. Surprise : le Patriarcat de Moscou s’est aussitôt opposé à un tel projet ! Marginalisé, Gorbatchev ! Occulté, Jean-Paul II ! Évanoui, le rêve d’une Europe réconciliée et autonome ! L’Alliance atlantique et la multiplication des McDo, d’un côté, le ressentiment impérial russe et le mythe de la « Troisième Rome », de l’autre, ont rempli le vide civilisationnel créé par l’éclatement de l’URSS. La nation ukrainienne s’est retrouvée indécise, hésitante, à cheval sur la frontière qui sépare l’Europe « dégénérée », « pervertie » par la Réforme, les Lumières et les gay prides(sic), et le glorieux « monde russe » héritier de la « Troisième Rome », conjointement dirigé par l’ambitieux Vladimir Poutine et son ami Kirill, patriarche « de toutes les Russies ».

Un quart de siècle après sa visite à Kiev, que dirait Jean-Paul II en voyant les Ukrainiens se battre pour repousser vers l’est cette frontière funeste qu’il avait tant espéré abattre ? « Merci à toi, Ukraine, qui as défendu l’Europe… »