Dans le cadre du dispositif Ma France 2022, nous nous sommes rendus pendant deux jours à Elbeuf (Seine-Maritime) pour discuter de sécurité avec ses habitants. Territoire marqué dernièrement par des braquages en série, Elbeuf souffre d'un manque d'effectifs policiers chronique. Immersion.
Le jour se lève, les Elbeuviens et Elbeuviennes aussi. Certains sont déjà en centre-ville, un bar-tabac attire mon attention. Les cigarettes et les cafés courts s’enchaînent. A l’intérieur, une musique : Ain’t no sunshine de Bill Withers.
Le soleil pointe le bout de son nez sur la terrasse. Accoudé au comptoir, je me lance malgré tout entre un spéculoos et une gorgée de café qui me brûle légèrement. Je m'approche d'un groupe de trois hommes, attablés ici pour décompresser avant de partir travailler. "Comment vous sentez-vous à Elbeuf ? Surtout avec ces épisodes de braquages en ce moment…" L’un d’eux, casquette sur la tête s’empresse de répondre.
Oh ça va, il y a pire mais il y a mieux… j’ai l’impression que les gens sortent moins, surtout le soir. La peur de rencontrer quelqu’un de malveillant, le manque d’éclairage et l’ambiance un peu bizarre liée au covid aussi, on est méfiants. Et ce n’est pas l’idéal dans certaines rues coupe-gorges.
Les autres ne veulent pas s’étaler, alors je ne traîne pas et part à la rencontre des habitants dans les rues. Pour eux, est-ce l’histoire d’un simple sentiment d’insécurité ?
Car depuis une quarantaine d'années, Elbeuf a bien changé. Du 18e au 20e siècle, la ville était l'un des berceaux du textile et de la draperie. Jusqu'aux années 1980, la ville connaît la prospérité économique. Depuis, elle s'est appauvrie, laissant place au chômage et aux difficultés sociales, parfois assorties de faits de délinquance ou de violence. Ces deux derniers mois, l'agglomération elbeuvienne a même été touchée par onze braquages.
« Insécurité », élément de langage politique ou réelle peur des habitants ?
Au bout de la rue des martyrs, artère commerciale principale d’Elbeuf, un homme, interpellé par notre caméra, s’arrête. "Moi qui ai connu Elbeuf dans les années 80, ça a bien changé. Ma femme, mes enfants, même moi, nous hésitons plus à venir en centre-ville." Mais pourquoi ? Une hésitation s’empare de son visage. "C’est juste différent, il n’y a plus de respect." Aucune expérience personnelle face à un acte de délinquance, mais la peur des "on dit", des bruits de couloir, des résonances médiatiques.
Laurent lui, accompagne sa mère en déambulateur, il attend au feu avant de traverser."Je ne veux pas la laisser seule, on l’a déjà insultée. Une fois, un homme a essayé de lui voler son sac aussi." Avant d’ajouter. "Maintenant qu’il y a des caméras de surveillance, je me sens un peu mieux. Un peu plus de sécurité… ça ne fait pas de mal."
Un couple souhaitant rester anonyme jette l’opprobre sur les quartiers populaires.
On entasse la pauvreté et tous les maux du monde dans une cité, enfin vous voyez ce que je veux dire… Il ne faut pas s’étonner que la délinquance monte et qu’on ne se sente plus chez nous.
Mais est-ce vraiment un discours fondé ou l'expression d'un sentiment ?
D'après les chiffres de la délinquance en Seine-Maritime pour l’année 2020, issus d’un rapport de l’INSEE sur la délinquance, les choses ne sont pas si évidentes.
Cambriolages de locaux d'habitations principales : 2 574 ·
Violations de domicile : 256 ·
Cambriolages de résidences secondaires : 197 ·
Cambriolages de locaux industriels, commerciaux ou financiers : 935 ·
Cambriolages d'autres lieux : 1 220 ·
Vols avec entrée par ruse en tous lieux : 121 ·
Vols à main armée contre des particuliers à leur domicile : 9 ·
Vols avec armes blanches contre des particuliers à leur domicile : 10 ·
Vols violents sans arme contre des particuliers à leur domicile : 35
Pour exemple, lorsque l’on rapporte ces chiffres à l'échelle d'Elbeuf, le risque pour un ménage d'être victime du cambriolage de sa résidence principale dans la ville est de 1 sur 220.
Un faible taux peut-être lié aux différents confinements cette année-là.Seule référence pour nos calculs, la délinquance semble avoir légèrement baissé sur le territoire elbeuvien ou en tout cas, elle n'augmente pas.
Un constat partagé par le maire de la ville, Djoudé Merabet.
Le sentiment d’insécurité est subjectif et dépend de chaque personne. Il ne concerne pas tout le monde, cela relève d’un sentiment d’implication ou de proximité avec des faits de délinquance. Nous, ce qu’on peut faire, c’est accroître le dispositif policier pour rassurer et dissuader d’intentions malveillantes. Tout ça est en cours.
Alors il était primordial d’aller voir les premiers concernés, les commerçants, durement éprouvés ces derniers mois par une série de braquages dans l’agglomération d’Elbeuf.
La réalité du terrain
8 heures du matin, les rideaux de fer grincent dans la rue des Martyrs, presque vide. Peu de passage pour le moment, certains commerçants n’ouvriront qu’à 10 heures. Un fleuriste installe ses plantes en extérieur, le sourire aux lèvres, heureux de commencer une nouvelle journée dans ce qu’il considère être son "métier passion". Il n’a pas encore la trentaine, lunettes posées sur le nez, il a vécu ce qu’à l’accoutumée "on ne voit que dans les films", soupire-t-il. En un mois, deux braquages. Un cauchemar pour celui qui, à l’heure actuelle, est encore apprenti.
Je me souviens parfaitement du premier, le 9 janvier dernier. Un homme cagoulé, entre avec un revolver dans la main droite, une matraque dans la main gauche. Il nous menace, ma patronne et moi pour avoir le fonds de caisse. Il espérait avoir plus, nous n’avions rien en réserve. Il a poussé ma supérieure et a cassé l’ordinateur avec son bâton…
Terrifiant pour ce commerce emblématique d’Elbeuf. Le jeune vendeur se rappelle d’un homme virulent avec une voix grave. Une description différente du deuxième braquage. Il en est persuadé : "on a eu à faire à deux personnes distinctes. Ce n’est pas possible que ça soit le même."
Une boutique devenue vulnérable par ses horaires. "Vous savez on travaille 7 jours sur 7 et nous fermons vers 20 heures. Nous sommes des proies faciles. Dès qu’il fait noir, plus personne ne fréquente nos rues. Alors imaginez à cette période de l’année".
Et ce n’est pas Christophe Duclos qui va dire le contraire. Lui, détient la boutique Optique Fovéa un peu plus loin dans la rue des Martyrs. "Moi, je dirais qu’il y a une désertification à partir de 17 heures. Je me plains depuis des mois du mauvais éclairage. Bien entendu, ce n’est pas la solution absolue. Mais pour les quelques personnes restantes et nous, commerçants, on serait un peu plus rassurés." Il n’a pas été touché par l’un des onze braquages qui ont eu lieu sur l’agglomération elbeuvienne en à peine deux mois.
Mais l’énervement persiste. "L’ambiance actuelle à Elbeuf ? La méfiance générale. Ça fait 42 ans que je travaille dans cette rue passante, je n’ai jamais vu un tel épisode."
Dans cette même rue, Emmanuelle tient la Maison de la Presse avec son mari depuis 16 ans. Elle aimerait trouver des solutions pour se sentir un peu plus en sécurité. "On ne peut pas vivre dans la peur mais on ne peut s’empêcher d’y penser. Quand j’ouvre le matin, seule, je peux avoir la boule au ventre."
Alors elle cherche du côté de ses voisins. "Je sais que des boutiques ont installé des caméras, d’autres ont des badges pour appeler directement la police, d’autres ont des sonnettes pour ouvrir à chaque client. J’ai trop de flux ici pour faire ça. Alors quelle solution et à quel prix ?" Sur 12 commerçants interrogés, 8 m’ont affirmé qu’ils auraient espéré plus d'informations de la part de la mairie d’Elbeuf concernant les braquages de la rue des Martyrs.
Didier* souhaite garder son commerce anonyme, lui n’a vu "qu’un élu venir avec un prospectus. Comme une enquête de satisfaction, pour savoir comment on avait vécu tout ça. Mais après ça ? Rien. Et quand la police fait un tour, elle ne rentre jamais dans les commerces pour prendre la température." Même si l’un des suspects principaux des braquages a été arrêté par les forces de l’ordre. Le sentiment global qui pèse sur la rue des Martyrs est bel et bien l’abandon.
Des problèmes d’effectifs, des débuts de solutions ?
Pour contrecarrer et anticiper ces braquages et actions délinquantes qui gangrènent malgré tout la ville, il n’est pas question de laisser seuls les commerçants et les habitants. Des initiatives sont prises, parfois dans l’ombre, ce qui pourrait expliquer le sentiment de la population locale. Djoudé Merabet, assis derrière son bureau, revient sur les effectifs policiers.
Nous faisons tout pour que nos équipes de police municipale tournent plus régulièrement dans les quartiers plus exposés à la délinquance et dans nos artères commerciales.
Il souligne. "La démarche d’aller à l’intérieur des commerces pour comprendre leurs peurs et les appréhender d’une meilleure manière." Un son de cloche différent de la majorité des commerçants que nous avons pu interroger. Mais le maire d’Elbeuf insiste sur une problématique plus globale. Le manque d’effectif sur l’agglomération. Le 7 février dernier, à l’occasion d’une visite au Havre, le Ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a assuré que, comme annoncé précédemment, l’agglomération de Rouen/Elbeuf bénéficierait elle aussi d’un renfort de 60 personnes au fil des « trois sorties d’école de police à venir dans le semestre » restant avant la fin du quinquennat.
Ce sont de belles promesses, nous sommes persuadés que nous aurons des renforts. Mais combien de policiers rejoindront le territoire d’Elbeuf sur les 60 ? Et quand ? Le premier semestre peut être très long.
En janvier, 32 maires du territoire ont écrit une lettre ouverte au Premier Ministre Jean Castex ainsi qu’au gouvernement pour rappeler l’urgence de nouvelles recrues de terrain.
Alors en attendant la ville investit elle-même dans sa propre sécurité. La solution proposée ? Des caméras de surveillance. Thomas Caillot, adjoint en charge de la tranquillité, nous emmène voir ces dispositifs disséminés un peu partout dans la commune.
Aujourd’hui, 25 sont déjà installées dans les rues d’Elbeuf. 25 supplémentaires seront mises en place courant mars, huit en avril et enfin une dernière nomade sera ajoutée pour cadrer différents secteurs selon les besoins.
Près d’une soixantaine de caméras observeront donc les faits et gestes dans certaines rues, bien souvent passantes. Sur la place François Mitterrand, cinq sont déjà actives pour surveiller les grands axes liés au rond-point central d’Elbeuf. Un outil qui permet de dissuader des malfaiteurs et qui après coup, facilite la tâche des enquêteurs pour retrouver la trace et le chemin des criminels. Les élus de cette municipalité socialiste insistent sur le fait que les "caméras n’appartiennent pas à une idéologie de droite".
Les premières caméras sont apparues en 2015 à Elbeuf, la facture totale s’élève pour le moment à plus de 500 000 euros pour la commune.
La prévention comme moyen de dissuasion
Au-delà des moyens policiers et techniques déjà en place, des associations sillonnent les rues elbeuviennes pour prévenir des dérives et dangers encourus par les habitants de l’agglomération. C’est le cas de l’Association de prévention pour la région elbeuvienne (APRE). Ahmed Ramdane, président du collectif, nous accueille dans ses locaux, rue du Neubourg. Il nous prépare un thé et s’installe sur sa chaise à roulettes. L’homme bascule de gauche à droite et commence.
Avant d’aller dans les rues, il faut être conscient que la sensibilisation doit se faire tôt. Les classes charnières sont le CM2 ou la troisième, lorsqu’il y a un changement de cadre, de nouvelles rencontres.
C’est à ce moment clé que les adolescents peuvent changer de caractère, se laisser influencer. Alors, l’APRE fait en sorte de donner des clés, des contacts pour être suivi. « Souvent l’effet de groupe fait que les jeunes ne semblent pas forcément impliqués. Mais on ne les abandonne pas. Ce sont parfois quelques jours, quelques semaines ou quelques mois après qu’ils nous appellent pour s’en sortir, ne pas tomber dans la délinquance. »
L’effet de groupe se dissipe, les individualités se retrouvent, courageuses, avec l’envie de travailler et de s’en sortir. L’APRE comme d’autres associations les accompagnent alors à travers une insertion par le travail, ou une aide sur le plan administratif. "C’est en tendant une main que les choses peuvent changer. Ne pas tomber dans la stigmatisation. C’est facile pour beaucoup de personnes quand elles ne connaissent pas ces environnements difficiles. L’ascenseur social est aujourd’hui presque bloqué. Si on peut faire monter d’un étage et trouver un début de chance pour tous, alors là, on pourra entrevoir un avenir plus serein."
*le prénom a été changé