Structurer, standardiser, rationaliser, suivre des procédures et anticiper… Depuis des années, les organisations agitent ces mots clés comme solutions aux dysfonctionnements, et comme moyen d’augmenter la productivité et de réduire les délais. Et si elles souffraient au contraire d’un excès de formalisation, de planification et de structuration du temps ? François Dupuy, sociologue et Hélène L’Heuillet, psychanalyste nous montrent chacun à leur manière combien un management qui voudrait tout anticiper peut être nocif.
François Dupuy est un spécialiste de l’analyse sociologique des organisations, et l’auteur d’une série de trois livres sur les dérives du management. Dans On ne change pas l’entreprise par décret, il nous rappelle que l’organisation n’est pas la structure. Le fonctionnement de l’entreprise n’est qu’un reflet lointain de ce que les managers ont prévu et imaginé à travers les processus et les procédures. La volonté d’anticiper au plus serré le travail des équipes se heurte à des relations informelles et des rapports de pouvoir bien éloignés des hiérarchies.
François Dupuy fait régulièrement référence aux travaux de Michel Crozier, qui a bousculé nos représentations des organisations dans la seconde moitié du XXe siècle. Il a en particulier étudié une entreprise de production et de distribution de tabac en France, la Seita. Dans cette grosse structure, on pouvait croire que tout avait été pensé, que tous les salariés étaient orientés vers les mêmes objectifs : produire davantage, réduire les rebuts, vendre plus de cigarettes.... Et pourtant, l’observation a révélé des enjeux, des objectifs, des stratégies, des zones de tension et des rapports de pouvoir dont la hiérarchie avait peu conscience.
En particulier, les salariés affectés à la maintenance étaient les seuls à pouvoir intervenir lorsqu’une machine se mettait à l'arrêt. Personne ne pouvait leur imposer un délai de réparation parce que personne d’autre qu’eux n’avait les compétences techniques. Parce qu’ils avaient la main sur ces délais, et donc sur la production, ils détenaient un pouvoir, lié à ce que Crozier appelle une « zone d’incertitude ». Personne n’osait les contrarier ou les brusquer et ils bénéficiaient ainsi d’une grande autonomie.
La structure ou le fonctionnement tel qu’il est pensé par les dirigeants d’une entreprise n’a donc souvent que peu à voir avec son organisation réelle. Mais François Dupuy porte sa critique un cran plus loin. Il nous montre comment les managers multiplient les contrôles et les procédures, pour se rassurer ou se donner un sentiment de maîtrise.
Cette formalisation a un coût : elle amène à multiplier les réunions, les comptes-rendus, les tableurs Excel aux dépens du temps passé sur le terrain. Dans les entreprises de production, les cadres ne vont plus sur les lieux de fabrication. Ils se confinent dans leur bureau et produisent des documents pour rendre compte à leur hiérarchie. Ils n’accompagnent plus leurs équipes, ils leur demandent des chiffres.
L’information des lignes hiérarchiques et des fonctions support fait perdre un temps précieux aux organisations. François Dupuy nous explique avec une pointe d’ironie que pour justifier leur poste, certains cadres demandent davantage d’informations aux opérationnels et formalisent toujours plus les fonctionnements. Mais le moment arrive vite où personne n’est plus en état de connaître l’ensemble des règles et où celles-ci entrent en contradiction les unes avec les autres.
François Dupuy nous donne quelques exemples, dont celui d’un accident ferroviaire tragique en France. Des enquêtes ont montré que beaucoup de procédures existaient, qu’elles ont souvent été respectées mais qu’elles pouvaient aussi être contradictoires.... Un. e salarié. e confronté. e à toute une série de consignes sans cohérence n’a pas d’autres issues que de faire des choix. Il/elle retrouve ainsi une zone de liberté, mais peut aussi angoisser face à l’impossibilité d’être en conformité sur tout.
La grève du zèle est un mode de protestation paradoxal. Elle consiste à appliquer strictement et aveuglément les règles, sans y apporter la mesure qui conviendrait, et à bloquer ainsi les fonctionnements. Des contrôleurs qui vérifient chaque point de contrôle prévu, des juges qui reportent les audiences si les conditions prévues ne sont pas réunies, et c’est rapidement toute une organisation qui est figée ! Le site Intime Convictionexplique en 2010 comment cette forme de protestation paradoxale, puisque basée sur un respect pointilleux des procédures, peut paralyser rapidement une structure.
Hélène L’Heuillet a une approche de psychologue. Dans son livre Éloge du retard, elle nous montre un autre aspect nocif de cette volonté de tout organiser :
Chasser les temps morts et tenter de tout anticiper peut amener à la perte du sentiment de sa propre existence. Nous avons gardé l’homme qui marche de Giacometti comme une image du XXe siècle. Notre siècle est celui de la course, de la poursuite du temps et d’un retard irrattrapable. On valorise l’urgence, la fluidité, les délais réduits. Et nous en sommes complices en tant que consommateurs. Les publicités qui nous vantent la livraison en une heure de tringles à rideaux ou de lampes de chevet nous séduisent.
Contre l’image du compte à rebours et la structuration du temps pour augmenter le « temps de travail effectif », Hélène L’Heuillet nous apporte un éloge du retard. Retrouver son équilibre passe par le fait de retrouver sa propre temporalité, par des temps apparemment inactifs, mais nécessaires à la vie intérieure et à la créativité. Le temps n’est pas une ressource comme les autres, qu’il s’agirait d’optimiser.
Les analyses de François Dupuy et Hélène L’Heuillet sont très utiles pour éviter aux organisations de s’étouffer par excès de suivi et de contrôle. Elles prolongent celles, plus anciennes, de Christophe Dejours qui dans Souffrance en France relevait déjà combien le sentiment d’être en retard, de ne plus pouvoir donner du sens à son travail, pouvait peser sur certains salariés.