L’origine du mal
On commence avec une petite confidence, je suis arrivé dans l’industrie du jeu vidéo justement à ce moment-là, il y a 10 ans, tout juste avant ce fameux schisme qui a bousculé la stratégie de Xbox. J’ai donc vu cette transformation de mes propres yeux. J’ai vu un challenger sérieux en sortie de la période Xbox 360, un numéro 2 qui a tout à gagner en jouant gros, devenir un outsider moqué, et ridiculisé par son concurrent, au début de la Xbox One. (Retranscription de l’expérience de Panthaa)
Durant cette période, Xbox, la division gaming cool et proche du public est revenue de 5 ans de calvaire, un sous-produit Microsoft, pensé pour dominer sans forcément en avoir les armes ou les compétences. À l’image de ce qu’avait fait la marque américaine avec Windows, Microsoft voulait avec la Xbox One investir massivement, mais cette fois-ci la cible n’était pas le PC des joueurs mais leur salon. La Xbox One devait être bien plus qu’une simple console de jeu, elle devait être un média center ultra-connecté. C’est ainsi que Microsoft a misé sur l’omniscience de Kinect, son outil de détection de mouvement, un accessoire casual de la génération d’avant, qui est revenu sur le devant de la scène en tant que prolongement de la manette. Le côté cool, c’est que cela paraissait innovant et vraiment performant pour l’époque, le mauvais côté, c’est qu’en plus d’être vu comme très intrusif pour la vie privée des gens,Kinectreste un accessoire de motion gaming, un objet un peu dépassé à l’époque où les joueurs voulaient avant tout des consoles très puissantes… L’inclure de base avec la console fait évidemment monter le prix de la Xbox One de 100€. Autant vous dire que sortir une console moins performante, plus chère que la concurrente directe, déjà leader du marché, on appelle cela un suicide industriel.
Comme si cela ne suffisait pas, la communication autour de la marque Xbox a aussi été totalement hors-sol durant cette période. Microsoft a totalement perdu le sens des réalités, au point de perdre son public. Par péché d’orgueil et parce qu’ils connaissaient peut-être plus le business que le jeu vidéo, les portes-paroles de la marque ont fait de nombreuses boulettes. Arrachage de micro pour lancer une pique aux journalistes, déclarations excluantes pour le public qui n’a à cette époque pas de connexion internet stable et haut débit : Xbox collectionne les casseroles dans la première moitié des années 2010. De son côté, Sony évolue. La plus grande conséquence, c'est que le public ne les suit plus… Xbox a beau tenter d’entretenir la flamme auprès de sa communauté, cela ne fonctionne pas et crée même de superbes séquences assez malaisantes, comme à cette Paris Games Week où les chauffeurs de salle demandent de scander « c’est le X de Xbox » sans être suivis par la foule.
Alors que faire ? Que faire quand ton produit est cher, moqué, mal optimisé, que ton catalogue est critiqué, que ta communication est à l’ouest, et que tu fonces droit dans le mur en ayant signé pour 7 ans ? La réponse tient en deux mots : Phil Spencer.
L’analyse qui va sauver Xbox
Phil Spencer, c’est l’homme qui va sortir Xbox des limbes et amener de nouveau la marque sur le podium. Phil Spencer est un joueur, il est passionné, il est proche du public, il a d’excellentes idées, une excellente équipe, et il a la confiance du patron de Microsoft, Satiya Nadella.Il va alors replacer la marque sur l’échiquier global et pour ce faire, il va opérer comme théorisé en marketing : une matrice SWOT. Identifier les forces, les faiblesses, les opportunités, et les menaces. Pour faire simple, le résultat est le suivant : en force, Xbox a un carnet de chèques illimité, des serveurs en pagaille grâce à Azure, le service phare de Microsoft. Côté faiblesses, le catalogue est faillible, peu diversifié, et sur cette même période, le studio Lionhead qui a fait la fierté de Microsoft avec la série des Fable, est arrivé à bout de souffle. Globalement Microsoft dispose surtout de jeux américano-centrés : que ce soit Halo et Gears, ou encoreForza, et le reste n’est pas très vendeur. Il va falloir réarmer tout ça, internaliser des studios et tisser un maillage de partenaires à l’avenir.
Les opportunités que décèle Phil Spencer sont en revanche incroyablement porteuses : le gaming est en train de devenir un terrain ou le manque d’inclusivité et d’accessibilité sont très critiquées, le jeu vidéo en tant que loisir majeur génère toujours plus d’argent, mais reste un secteur très excluant et pas hyper ouvert. Il y a un coup à jouer là-dessus, Spencer en est persuadé. Aussi, il pressent le potentiel du Cloud Gaming, et l’avènement des catalogues par abonnement, qui ont révolutionné l’industrie de la musique, du cinéma et des séries. Au rang des menaces, c’est surtout le temps qui joue contre lui, la Xbox One est signée pour une période donnée, généralement sur un cycle de console, les gens investissent pour 7 ans, avant qu’une nouvelle machine ne leur fasse miroiter plus d’opportunités. La One étant un fiasco day one, il faudra trouver une parade pour renverser la vapeur et il va falloir le faire vite, à mi-génération. Et puis, il y a cette image, terriblement mauvaise, que Phil Spencer et ses équipes doivent de toute urgence modifier. Il se rend à l’évidence, les gens ne veulent pas d’une machine Microsoft omnisciente dans leur salon, ils veulent une machine puissante pensée par les joueurs, pour les joueurs. Xbox doit devenir le “good guy” du jeu vidéo, et cela passe par une stratégie globale, soutenue par une communication adéquate. À l’oreille de Satya Nadella, patron de Microsoft, il murmure son plan, et obtient les pleins pouvoirs pour le mettre à exécution.
Les 12 travaux de Phil
Phil Spencer est un bon orateur, il est souriant, et si vous le suivez sur les réseaux sociaux ou en interview, vous sentez d’office que le monsieur est un joueur passionné, investi d’une mission à laquelle il croit. Il va refondre la communication autour de la marque, féliciter les rachats de studio même lorsqu’il s’agit de concurrents directs, réagir très régulièrement sur les sorties du moment et n’hésite pas à répondre sur Twitter si vous lui posez une question. Dès son arrivée, il s’empare et incarne la marque, si bien qu’aujourd’hui, on s’inquiète en se demandant qui pourrait reprendre le flambeau à son départ. Côté stratégie, pour relever la marque, il va se focaliser sur 3 points : la puissance, le catalogue et les fonctionnalités.
En créant la One X, puis la Series X, Xbox récupère son image d’architecte de produit puissants et bien conçus. Les deux machines brillent par leur ingénierie, les Xbox sont les plus puissantes du marché. De cette manière, Phil Spencer efface l’image de la One, véritable magnétoscope massif aux performances peu satisfaisantes. Là, c’est les millions de Microsoft, injectés dans la R&D, la recherche et développement, qui permettent de bâtir, en toute transparence avec les professionnels du hardware et de la tech, des châssis adulés et respectés par les analystes. Côté public, en achetant Xbox, à partir de la One X, on sait qu’on fait l’acquisition d’un produit performant, au rapport qualité prix quasi sans précédent dans l’industrie. Xbox vend à perte et met le maximum pour satisfaire les joueurs, technologiquement parlant. Il intègre même les joueurs les plus investis au cœur de la stratégie en leur proposant un programme d’insider afin qu’ils puissent participer au développement du software. De cette manière, il renoue avec la communauté et met les premières pierres à une relation de confiance. Le second point crucial, c’est évidemment le catalogue. Phil Spencer va convaincre Satya Nadella d’apporter la planche à billets pour grossir de manière colossale le portefeuille de studios dans la famille Xbox. C’est plus de 23 entités qui constituent la galaxie Xbox, autant de studios capables de sortir des jeux variés, d’avoir une certaine latitude pour les confectionner, et d’aller toucher toute sorte de public, de l’occidental au public nippon, même s’il s’agit encore d’un des marchés les plus difficile à pénétrer. De la console au PC, du RTS au jeu indé, Xbox veut être partout et capitalise sur son programme ID@Xbox pour fédérer des studios naissants à son ADN.
Enfin, le troisième point d’accroche, c’est les fonctionnalités, et si vous avez une Xbox Series, vous connaissez l’importance du Quick Resume, cette feature permettant à la machine de mettre en pause plusieurs jeux d’affilé, histoire de revenir à l’exact moment où vous aviez laissé votre jeu précédemment. Cela fait partie des points qui ont forgé l’image de “Good Guy” de Xbox, car l’entreprise pense aux joueurs et cherche à leur faciliter la vie, au-delà de ce qu’implique le cahier des charges d’une machine de jeu. De la même manière, la rétrocompatibilité vise à montrer que Xbox tient à l’histoire du jeu vidéo avec un grand H. Red Dead Redemption a fait peau neuve sur One X gratuitement, là où la concurrence à tendance à faire payer ces patchs, où carrément à sortir des remaster qui n’en sont pas vraiment au prix fort. L’investissement de tout cela, l’argent que Xbox jette littéralement dans ce genre de pratique pour racheter son statut d’acteur majeur dans le cœur des joueurs, c’est de la construction d’image, une manière mûrement dépensée pour fabriquer une aura, celle d’une entreprise de joueurs, qui tient à préserver l’héritage du médium. Le récent FPS Boost, une feature qui permet d’améliorer le rafraîchissement d’image des vieux jeux, va aussi totalement dans ce sens et vise à préserver les jeux d’antan pour les rendre plus appréciables avec les standards d’aujourd’hui. Une vraie croisade pour la démocratisation du jeu et pour sa préservation en tant qu’art, que mène ardemment Xbox. Évidemment, cette pratique ne leur rapporte pas un rond, c’est avant tout une histoire d’image, visant à séduire, pour récupérer des joueurs.
Mais là où Xbox va peut-être un peu trop loin dans son initiative, c’est lorsque l’entreprise dégaine une stratégie de rupture, afin de contourner son souci premier : le fait d’être numéro 2. Parce qu'il ne faut pas l’oublier, Xbox reste avant tout Microsoft, et la multinationale souhaite aller toujours plus loin sur les marchés qu'elle investit. Si la matrice SWOT de Phil Spencer lui a soufflé qu’il fallait investir les catalogues à abonnement et le Cloud Gaming, c’est aussi pour mettre à tapis PlayStation sur son propre terrain.
Miser pour mettre l’autre à tapis
Une stratégie de rupture est un contournement stratégique. Voir qu’un combat est perdu d’avance, fuir le versus, et aller se monter une armure +10 pour revenir plus fort que jamais. C’est ce qu’a préféré faire Xbox à partir de 2015, en travaillant le cloud gaming et le Gamepass. Le Cloud, c’est la décentralisation de l’expérience, qui tourne sur des serveurs et vous est servi n’importe où, peu importe votre terminal de jeu. Le Game Pass, c’est le catalogue par abonnement, un véritable Netflix du jeu vidéo. Associés, ces deux services forment un tout extrêmement coûteux à mettre en place, mais qui une fois la masse critique d’abonnés atteint, générera une manne financière monstrueuse, en plus de rendre archaïque le reste du marché. C’est un pari de taille, et autant vous dire que sans la trésorerie quasi illimitée de Microsoft, il s’agissait d’un plan voué à l’échec. Mais heureusement, c’est Microsoft qui lance le projet et Phil Spencer a l’approbation du grand patron, Satya Nadella qui a investi massivement dans les serveurs avec Azure.
Pour réussir, Microsoft a besoin de fédérer, rassembler en vue de s’imposer plus tard en séduisant les joueurs PC, qui sont massivement sur Steam, et les joueurs console qui sont sur l’écosystème PlayStation. Grâce au Gamepass sur PC, Phil Spencer joue la carte du “good guy”, offrant un catalogue constamment alimenté dont les joueurs Steam pourront profiter en complément, un investissement hyper rentable pour eux puisque des tas de nouveaux jeux y arrivent day one, sans surcoût, accompagnant un back catalogue conséquent. Pour redorer l’image de Xbox, Phil Spencer pousse l’intégration des joueurs de tout horizons un peu plus loin. En lançant la manette Adaptive Controller, visant à faciliter la vie des joueurs souffrant de handicap, Xbox anobli un peu plus sa vision du gaming : abordable, inclusif et désormais, plus accessible. Là encore, c’est plus l’image que l’on vise, plutôt que la rentabilité, ce qui pousse le leader, PlayStation, a lui aussi œuvrer pour rendre ses jeux plus accessibles. Le “Good Guy” du jeu vidéo pousse donc les autres à se mettre à niveau, à faire du médium quelque chose de plus ouvert quelle que soit la plateforme sur laquelle on joue.
Le Gamepass, devenu un emblème du jeu vidéo pas cher et en quantité, a forcé la main à PlayStation pour que Sony fasse de même. La récente refonte du PlayStation Plus en est l’exemple : il s’agit bien là d’une réponse, plus timide certes, mais c’est tout de même une réponse. PlayStation a été obligé de se mouiller dans le grand bain, faisant de son offre Cloud Gaming et catalogue une composante essentielle du PlayStation Plus, attaquant alors son modèle de rentabilité habituel qui a fait son succès. En modifiant son offre, PlayStation est forcé de prendre des risques. Le risque de passer après, avec une offre moins alléchante, et le risque aussi de mettre à mal sa rentabilité en donnant des cartes aux joueurs, qui seront désormais moins enclins à acheter du jeu à l’unité en volume décent, ce qui est l’une des sources principales de revenue de Sony depuis maintenant 20 ans.
Là où Xbox va trop loin et trahit un peu les ambitions de Microsoft, c’est lorsque l’entreprise remet en question l’importance des consoles de jeu. Car, d’ici quelques années, à cause ou grâce à Xbox et de ses différentes stratégies de démocratisation, la console de jeu telle qu’on la conçoit actuellement ne sera peut-être plus qu’un souvenir lointain.
Good Guy mais pas trop quand même…
De Good Guy à fossoyeur du jeu vidéo en tant qu’art matériel, il n’y a en effet qu’un pas pour Xbox. L’entreprise est détenue par un GAFAM, on le rappelle, soit une mégacorporation pour qui la rentabilité reste un objectif majeur. Suite au combat perdu d’avance il y a 10 ans, il se pourrait bien que Xbox ait d’ici quelques années dominé le marché du catalogue en cloud, accessible partout, enterrant alors de facto les consoles. Les lecteurs MP3 ou platines disques ont été tués par les services de streaming sur téléphone et objets connectés. Les lecteurs DVD/ Blu Ray ont pris un immense coup de massue avec les services SVOD directement intégrés aux télés connectées. Et le jeu vidéo tel qu’on le connaît risque d’être noyé sous un flot d’offres cloud par abonnement directement injecté sur télé connectées. C’est le pari 2022 de Xbox, d’intégrer le gamepass aux télés, et en frontal, on retrouve NVIDIA, PlayStation, Google ou encore Amazon. Certes tout n’est pas encore tout rose pour le Cloud, mais le marché est en route, et il évolue vite, aussi bien techniquement parlant, qu’en matière d’installation. Est-ce que cela fonctionnera ? Seul l’avenir nous le dira, mais une chose est certaine, la stratégie du “Good Guy” de Xbox et sa volonté d’imposer un jeu vidéo abordable et accessible sur une majorité de terminaux, risque bien de positionner la marque en leader d’ici quelques années, que cela soit par l’hégémonie du Gamepass console et PC en local, grâce à ses budgets hors compétition, ou par l’omniprésence de ce dernier grâce au Cloud qui nous fera oublier l’importance d’acheter une console.
Le contournement de 2015 est donc amorcé, il commence à porter ses fruits, et le “good guy” est en bonne voie pour changer les choses, mettant par la même occasion un petit coup derrière la nuque aux jeux d’occasions ainsi qu’aux fabricants de hardware qui devront dès lors s’habituer à sa cadence. Alors, “good guy”, mais jusqu’où et pour combien de temps ? Qu’adviendra-t-il de la politique « proche des joueurs » lorsque Phil Spencer aura quitté le bateau ? L’avenir de Xbox et la posture qu’elle a campée avec succès ces dernières années iront-ils dans le même sens qu’aujourd’hui ?