« Je m'appelle Eva Kuper. Je suis ici pour vous raconter mon histoire. C'est une histoire dure... »
Publié le 2 déc. 2018Rima Elkouri LA PRESSEC'était au Musée de l'Holocauste de Montréal, mardi après-midi. Eva Kuper, 78 ans, survivante de la Shoah, a pris la parole devant des élèves du collège Charles-Lemoyne.
Quand Eva Kuper parle, tout le monde écoute. Sa voix est douce. Elle n'a pas de micro. Qu'importe. L'horreur qu'elle raconte sonne comme des hurlements. Les leçons de courage qu'elle évoque donnent des frissons. Pendant plus d'une heure, en silence, les yeux embués, nous étions tous suspendus à ses lèvres.
Née en Pologne en 1940 au sein d'une famille juive, Eva Kuper avait 2 ans lorsque, dans la Pologne occupée par les nazis, sa mère et elle ont été forcées de monter dans un wagon aux côtés d'autres femmes et enfants du ghetto de Varsovie. Direction : le camp d'extermination de Treblinka.
« Ils appelaient ça la "réinstallation". Certains espéraient être emmenés quelque part de mieux. On ne pouvait pas croire que ça puisse être pire que le ghetto de Varsovie. Les plus réalistes savaient que ceux qui embarquaient dans ces wagons à bestiaux ne revenaient jamais. »
À 2 ans, Eva Kuper était trop jeune pour se souvenir de quoi que ce soit. Il lui a fallu toute une vie pour rapiécer les morceaux de sa propre histoire.
« Mon père m'a dit que peu importe ce qui nous arriverait, il voulait rester avec nous. Mais ils ne l'ont pas laissé faire. »
Le jour où Eva Kuper et sa mère ont été emmenées à la gare, son père a appelé à la rescousse Regina, la cousine de sa mère, qui ne faisait pas partie du convoi. Regina a couru jusqu'à la gare. Au milieu de la foule, alors que des femmes et des enfants s'entassaient dans les wagons, elle a aperçu Eva dans les bras de sa mère. Elle s'est mise à crier : « Arrêtez ! C'est mon bébé ! »
La mère d'Eva l'a entendue et s'est retournée. Et elle a su que c'était sa seule chance. « Me tenant au bout de ses bras, ma mère m'a soulevée au-dessus de la foule. J'ai été portée de mains en mains jusque dans les bras de Regina. C'est le premier miracle qui me permet d'être ici pour raconter mon histoire. »
Eva Kuper pense souvent à ce moment où sa mère a dû faire ce choix déchirant. « Personne dans ce train n'a survécu. Je pense à ce moment. Pensez-y... Qu'est-ce que votre mère ferait si vous étiez en danger ? »
Eva Kuper pense souvent aussi au courage de Regina. Regina qui, finalement, a aussi trouvé la mort peu de temps après à Treblinka. « Elle a risqué sa vie. Elle n'y a pas pensé. Pouvez-vous vous imaginer à quel point c'était brave de sa part ? »
Grâce à elle, Eva Kuper a pu retrouver son père au ghetto de Varsovie. « Mon père savait que tôt ou tard, nous allions mourir dans le ghetto. » Ensemble, ils ont fui en utilisant la seule sortie de secours envisageable : les égouts. Son père l'a transportée pendant deux heures et demie au-dessus d'une rivière d'excréments.
Ils se sont réfugiés un temps chez des amis. Mais le père d'Eva sentait que c'était trop dangereux pour eux. « Aider une personne ou une famille juive, c'était s'exposer à la peine de mort. »
Se déplacer dans la clandestinité avec une enfant de 2 ans était aussi très risqué. C'est ce qui a incité le père d'Eva à la confier à Hanka, une femme polonaise qui s'occupait déjà d'une orpheline de la guerre appelée Sophie. Hanka a pris soin d'Eva pendant quatre mois. Atteinte de tuberculose et ayant de plus en plus de mal à prendre soin des deux filles, elle a supplié des religieuses croisées à la gare de les prendre en charge.
Les soeurs ont accepté. Elles ont emmené Eva et Sophie dans une maison de ferme où elles sont restées jusqu'à la fin de la guerre. « Mes premiers souvenirs sont là. Je me rappelle les champs, la petite colline et le village à côté... »
De temps en temps, quelqu'un du village venait avertir les religieuses : « Les nazis s'en viennent ! » Personne ne savait que les soeurs cachaient une petite fille juive. On lui avait creusé un trou dans la cave pour qu'elle s'y cache, sous une planche de bois recouverte d'un tapis. On la sommait de rester silencieuse dans le noir. « J'étais une enfant de la guerre. Je ne saisissais pas l'horreur autour de moi. Mais je saisissais la peur, l'anxiété... Et je comprenais qu'il fallait que je fasse ce qu'on me disait de faire. »
À la fin de la guerre, Eva Kuper a pu retrouver son père. Elle avait 5 ans et avait tout oublié de lui. « Je ne l'avais pas vu depuis mes 2 ans. »
Sentant qu'il était encore risqué d'être juif en Pologne, le père d'Eva lui a caché sa véritable identité. « Nous avons vécu en Pologne comme des catholiques. J'allais à la messe. J'ai fait ma première communion à 6 ans. »
Ce n'est que dans le bateau qui, en décembre 1948, les transportait vers le Canada que le père d'Eva lui a révélé son secret. « Eva, j'ai quelque chose d'important à te dire : nous sommes juifs. »
Ayant elle-même assimilé l'antisémitisme de l'époque, elle a d'abord eu du mal à l'accepter. « J'étais fâchée contre mon père. Je lui disais : "Peut-être que tu es juif, mais pas moi !" Il m'a fallu beaucoup de temps pour accepter mon identité. Et encore plus de temps pour en être fière. »
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Eva Kuper a grandi en paix à Montréal. « J'ai eu une belle vie. » Pendant des années, elle ne pensait jamais à l'Holocauste. Elle ne posait presque jamais de questions à son père. Elle savait que si elle le faisait, il n'en dormirait pas pendant deux jours. « Mais en réalité, je ne posais pas de questions parce que je ne voulais pas savoir. Je ne voulais pas de ce fardeau sur mes épaules. »
Elle a poursuivi des études. Elle est devenue enseignante. Elle s'est mariée et a eu trois enfants. Et c'est sa plus jeune fille Felisa, dont le prénom rappelle celui de sa grand-mère Fela tuée dans l'Holocauste, qui, à 18 ans, l'a poussée à faire des recherches sur son histoire.
À sa retraite, en 2005, Eva Kuper a fait un voyage en Pologne sur les traces de son passé. Elle a appris que soeur Klara Jaroszynska qui lui avait sauvé la vie était encore vivante. Elle avait 94 ans. Elle était aveugle. Mais elle avait toute sa tête.
C'est ainsi que 60 ans après la fin de la guerre, Eva Kuper s'est pointée un jour, un bouquet de fleurs à la main, à l'Institut des aveugles de Laski où résidait soeur Klara. Quand on lui a annoncé sa présence, la religieuse a ouvert grand les bras. « Elle m'a serrée contre elle. Elle pleurait. Je pleurais aussi. »
Eva Kuper voulait savoir pourquoi cette femme avait risqué sa vie pour protéger une petite fille juive. Soeur Klara lui a dit qu'elle n'avait aucune intention au départ d'accepter de la prendre sous son aile. C'était trop dangereux. Mais au moment où Hanka l'a suppliée de le faire, soeur Klara a vu cette petite fille courir vers elle, mettre ses bras autour de ses jambes et lever les yeux vers elle en disant : « Prenez-moi dans vos bras, s'il vous plaît. » « Son coeur a fondu. Elle m'a prise dans ses bras. Et je me suis collée sur son épaule. »
Cette réponse a changé sa vie. « J'ai réalisé qu'elle m'avait offert deux cadeaux : le cadeau de la vie et le cadeau de l'amour. J'avais 2 ans et je n'avais personne pour m'aimer. Elle m'a enseigné l'amour. »
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À ce stade-ci de l'histoire, dans la salle de conférences du Musée de l'Holocauste, certains pleuraient à chaudes larmes.
Connaître ces histoires, c'est bien. En tirer des leçons, c'est mieux, a insisté Eva Kuper. « Vous êtes la dernière génération de jeunes gens qui peuvent entendre les histoires des survivants de l'Holocauste. C'est important. Si on ne se rappelle pas ces choses, il y a plus de chances qu'elles se répètent. Et malheureusement, collectivement, nous n'avons pas appris beaucoup. Il y a encore aujourd'hui des communautés qui sont victimes de génocide. »
18 220 visiteurs ont été accueillis au Musée de l'Holocauste de Montréal en 2017-2018.
17 survivants y ont fait partager leur témoignage à 12 026 personnes.
Elle a évoqué la Syrie où des gens meurent tous les jours. Elle a évoqué le massacre des Rohingya. Lorsqu'elle regarde notre monde qui cède encore à la haine et à la peur, qui se cherche des boucs émissaires, lorsqu'elle pense à l'antisémitisme et à l'islamophobie, Eva Kuper se sent « un peu pessimiste ». « Notre seul espoir, c'est que des jeunes comme vous prennent leurs responsabilités. »
« Vous êtes tous témoins d'injustices dans votre vie. Vous voyez des gens qui sont ridiculisés et exclus pour leur apparence, la couleur de leur peau, leur religion, peu importe... Quand on veut ridiculiser quelqu'un, on trouve un prétexte. »
« Je ne voudrais jamais que vous risquiez votre vie. Mais je m'attends à ce que vous preniez vos responsabilités et que vous essayiez d'obtenir de l'aide pour ces gens. Parce que si on reste là et qu'on ne dit rien, cela nous rend presque aussi coupables. »
Ils se sont levés, émus. Transformés par cette inspirante leçon. Eva Kuper s'est avancée vers deux jeunes élèves qui pleuraient en silence. Elle les a serrées dans ses bras. Quelque chose dans leurs yeux me disait qu'ils ne l'oublieraient jamais.
* Le 9 décembre à 14 h, à l'occasion du 70e anniversaire de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Eva Kuper participera à un panel organisé par le Montreal Institute for Genocide and Human Rights Studies (MIGS) de l'Université Concordia et le Musée de l'Holocauste de Montréal.