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DE LA DIFFICULTÉ DE CALCULER LA VRAIE EMPREINTE CARBONE D'UN BÂTIMENT

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Branle-bas de combat climatique chez les architectes ! En 2019, les agences Snohetta (Norvège) et White (Suède) ont déclaré ne plus construire que des projets « zéro carbone », voire « carbone négatif », à l'horizon 2030. En Angleterre, onze architectes, tous lauréats du prestigieux Stirling Prize, se sont engagés à ne plus travailler que sur des projets certifiés bas carbone. En France, moins d'annonces, mais des bâtiments bas carbone sont construits depuis quelques années, certifiés par le label BBCA, créé par l'association du même nom en 2016, qui comporte trois niveaux de performance. Le ministère de la Transition écologique a lancé un appel à manifestation d'intérêt (AMI) intitulé « Mixité pour la construction bas carbone », dont l'échéance est fixée en ce mois d'avril. Et parmi les dernières initiatives figure l'appel à projets mixtes et bas carbone « Empreintes », de l'aménageur Paris-La Défense pour la réhabilitation de cinq secteurs du quartier d'affaires.

Si l'objectif final - limiter le réchauffement climatique à 1,5°C à la fin du siècle - paraît dérisoire à l'échelle des sensations humaines, les conséquences sont colossales à l'échelle planétaire et les efforts à mettre en œuvre démesurés dans tous les domaines de l'activité économique. La Stratégie nationale bas carbone (SNBC) française a été élaborée en 2015, puis révisée en 2018-2019. Elle détermine une feuille de route pour atteindre la neutralité carbone à l'horizon 2050, ce qui implique de diviser les émissions de gaz à effet de serre (GES) par six par rapport aux niveaux de 1990. La SNBC organise la décarbonation en agissant sur sept grands secteurs : l'industrie, l'énergie, l'agriculture, les forêts et les sols, les transports, les déchets et le bâtiment qui, dès 2030, devra réduire de moitié ses émissions de GES. Aujourd'hui, celui-ci représente 20 % des émissions totales, selon le document d'information générale édité par le ministère de la Transition écologique ; 25, 30 voire 40 %, selon d'autres acteurs, sans toutefois toujours préciser les sources ni les périmètres effectifs comptabilisés.

Appréhender le « poids carbone »

La bataille des chiffres est au cœur du sujet. « Combien pèse votre bâtiment ? » interrogeait l'architecte Philippe Rizzotti, lors de l'exposition « L'empreinte d'un habitat » cet automne au pavillon de l'Arsenal(1), dont il assurait le commissariat, reprenant la question que posait Buckminster Fuller aux architectes à propos de la masse de leurs ouvrages. Au même titre que les calculs de structure, ceux de poids carbone sont désormais à prendre en compte lors de la conception, une première dans l'histoire de l'architecture. L'empreinte carbone des matériaux, valeur invisible mesurée dans le seul but de la réduire, voire de la faire disparaître, s'ajoute donc aux savoirs des architectes. Comment l'appréhender et la manipuler? Le catalogue de l'exposition réunit 33 bâtiments de l'histoire de l'architecture suffisamment connus pour calculer leur empreinte carbone à partir d'éléments tangibles. Celle de la maison Métropole de Jean et Henri Prouvé, très performante, atteint seulement 122 kg éq.CO2/m2. Elle est néanmoins devancée par la Eames House (93 kg éq.CO2/m2), et surtout la Walker Guest House de Paul Rudolph (60 kg éq.CO2/m2). Même en ajoutant les 80 kg éq.CO2/m2 correspondant à la mise en conformité de ces exemples aux standards actuels de confort et d'isolation, l'empreinte corrigée reste bien en deçà des seuils fixés par la nouvelle réglementation environnementale. La RE 2020 prévoit en effet - dans une première étape, à l'horizon 2024 -un maximum de 640 kg éq.CO2/m2 pour la construction d'une maison individuelle, auquel il faut ajouter 160 kg éq.CO2/m2 pour la consommation d'énergie (lire le tableau ci-dessous).

DE LA DIFFICULTÉ DE CALCULER LA VRAIE EMPREINTE CARBONE D'UN BÂTIMENT

C'est donc en agissant prioritairement sur les matériaux et les systèmes constructifs que l'on réduira l'empreinte carbone totale d'un bâtiment.

Les matériaux au cœur du débat

Le poids carbone d'un matériau est parfaitement quantifiable.

En France, il est inscrit dans la base de données Inies et disponible dans les fiches de déclaration environnementale et sanitaire (FDES), établies pour cinq ans à partir d'une analyse du cycle de vie complet du matériau, réalisée par un cabinet indépendant répondant à une norme européenne. Le carbone n'est que l'un des indicateurs ciblés par les FDES, documents complexes à décrypter, non transposables dans le projet, à moins de recourir à des plateformes informatiques établissant une correspondance entre la donnée carbone et le matériau mis en œuvre. Mais la « vérité » des chiffres est trompeuse, et sujette à de nombreux biais d'interprétation, souligne Damien Cuny, cofondateur de la plateforme Kompozite (lire p.66).

Une partie des FDES n'affiche que des valeurs génériques ou par défaut, calculées à partir des données les plus défavorables, par manque d'informations sur le produit ou en raison des incertitudes inhérentes au processus de projet. « Au stade de l'APD, faute de précisions sur la nature des aciers, l'élaboration de l'analyse du cycle de vie [ACV] d'un bâtiment en métal s'établira sur des valeurs moyennes de la base Inies, qui tendent à discréditer le matériau, notamment pour les aciers de structure. Si la démarche est louable, elle a pour effet d'invisibiliser les produits les plus performants et de disqualifier les plus vertueux », remarque Francis Keledjian, chargé de prescription bâtiments et ouvrages d'art chez ArcelorMittal.

UNE TUILE POSÉE EN RECOUVREMENT N’A PAS LE MÊME POIDS CARBONE QU’UNE TUILE À EMBOÎTEMENT AU CHEVAUCHEMENT MOINDRE : À MATIÈRE IDENTIQUE, DES QUANTITÉS DIFFÉRENTES SONT MISES EN ŒUVRE.

En outre, le poids carbone d'un matériau n'existe pas dans l'absolu, car il faut tenir compte du mode d'application du produit. Une tuile posée en recouvrement selon un savoir-faire local n'a pas le même poids carbone qu'une tuile à emboîtement, dont le chevauchement est moindre : à matière identique, des quantités différentes sont mises en œuvre. Avec l'introduction de l'ACV, l'empreinte carbone d'un matériau dépend de la durée de vie d'un produit rapporté à la durée de vie du bâtiment, estimée à 50 ans dans la RE 2020. Tout matériau dont la durée de vie est inférieure aura donc un poids carbone supérieur à son poids matériau avant mise en œuvre.

Par ailleurs, le poids carbone effectif des matériaux est appeléà baisser : au prix d’investissements colossaux, les fabricantss’efforcent de le réduire sur la phase de production, qui représente une grande part des émissions carbone des énergiesgrises. Là encore, les réponses sont spécifiques aux filières,voire à l’emplacement des usines. « La cuisson des terres, à unetempérature de 1000°C, est le poste le plus consommateurd’énergie, rappelle Martin Piotte, directeur technologie et innovation chez Terreal. Des systèmes de récupération de la chaleurfatale – celle qui sort par la cheminée – abaissent la température de fumée à 80°C. Ils sont couplés à d’autres systèmesvisant à améliorer l’efficacité énergétique, comme l’utilisationde biométhane, issu de la fermentation d’ordures ménagères. Mais cette solution ne vaut que pour nos installations prochesd’un centre de traitement de déchets. » Ou comment le poidscarbone pose de nouveau la question locale.

Actionner tous les leviers

L'opérateur immobilier Covivio met en place des outils spécifiques pour évaluer l'empreinte carbone de ses bâtiments. « Les poids du carbone et de l'énergie, aux niveaux de la construction-rénovation, de l'exploitation et de l'occupation, se jouent, pour une part significative, dès les premières esquisses du projet, en fixant l'orientation de l'immeuble, sa compacité, la présence de brise-soleil, etc. », affirme Jean-Eric Fournier, son directeur du développement durable. Tout comme l'énergie la moins polluante est celle que l'on ne consomme pas, le matériau le moins carboné pourrait être celui que l'on ne met pas en œuvre. La légèreté constructive paraît donc une voie tout indiquée, mais elle doit rester compatible avec le confort d'été et, au final, son impact reste limité. Des simulations comparant la mise en œuvre de différentes solutions constructives sur un même bâtiment indiquent que la solution bois n'améliore le bilan carbone que de 7 % par rapport à des solutions maçonnées, du fait du poids relatif du gros œuvre par rapport aux lots techniques CVC(2).

D'après Frédéric Frusta, fondateur du BET environnemental Oasiis, « le bilan se décompose suivant les lots de la façon suivante : techniques, gros œuvre-fondation, où l'on trouve les plus fortes marges de progression, et un tiers pour tout le reste. Pour atteindre le bas carbone, il va falloir faire des efforts dans tous les domaines, et, outre les matériaux neufs décarbonés, favoriser le réemploi et structurer ses filières - plancher technique, moquette, et même peinture, faux plafond ».

L'expression architecturale du bas carbone, si elle émerge, pourrait préférer les structures en ossature, mêlant techniques actuelles et anciennes repensées, du réemploi, auxquels s'ajouteraient des appareils de production d'énergie. Ce portrait-robot correspond à plusieurs bâtiments livrés ces dernières années, incarnant sans le savoir la nouvelle architecture bas carbone (lire l'événement p.10). Cette formalisation n'est peut-être qu'une étape dans la définition d'une architecture environnementale globale. « Aujourd'hui, nous sommes focalisés sur le carbone, alors que les FDES contiennent de nombreux indicateurs - gaz acides, nitrates, phosphates, oxydes d'azote, COV - et qu'elles ne couvrent pas les autres impacts comme la déforestation, l'artificialisation des sols… » remarque l'ingénieur Franck Boutté (lire p.67). Sachant que, selon l'association BBCA, 60 % du carbone émis par un bâtiment l'est lors de sa construction, l'existant, non concerné par la RE 2020, ne serait-il pas le véritable moteur de la décarbonation ?