Depuis deux ans, le sapin artificiel trône au milieu du séjour, avec ses guirlandes dorées et ses pommes de pin couvertes de fausse neige. Sur le buffet, en photo, le couple pose au temps des jours heureux. Mais, au pied de la longue table en bois, le sang a séché. Ici, le 6 janvier 2019, un homme de 69 ans tuait sa conjointe de deux balles dans le thorax. Nul, depuis, n’a été autorisé à entrer dans la maison : l’enquête n’était pas achevée.
PublicitéBaptiste Girardet donne les consignes : « Miguel et Corentin, vous vous occupez de la table et du tapis. Il y a beaucoup d’objets d’art et de bibelots, on y va gentiment… » Les trois hommes en combinaison blanche, masque filtrant sur le visage, parlent peu. Romain retire les adhésifs rouges posés sur les portes et les fenêtres par les services judiciaires. Ironie du sort, les traces d’autocollant sont les plus difficiles à faire partir. Après le sol, Miguel et Corentin inspectent le mobilier afin de nettoyer les marques de sang, puis passent une lampe à ultraviolets sur les murs et le plafond pour s’assurer que rien ne leur échappe. De la bibliothèque aux vitres brisées, Romain retire un livre épais, un « Kama-sutra » dans lequel une balle s’était logée. La police a emporté le projectile. L’ouvrage finit à la poubelle avec le tapis et un petit tableau, irrécupérables.
La suite après cette publicitéDans la pièce voisine, la fille de la victime trie des papiers. Elle avait songé à appeler une société de ménage à domicile mais s’était ravisée. « On ne peut pas envoyer des gens qui ne sont pas préparés sur des scènes comme ça », murmure-t-elle. Alors, les pompes funèbres lui ont recommandé Sang Froid, une société spécialisée dans le nettoyage et la décontamination de sites d’incidents traumatiques. Son fondateur est un ancien sapeur-pompier de Paris. Il a vécu la canicule de 2003, qui fit près de 20 000 morts en France, et se souvient de la dizaine d’interventions quotidiennes qu’il effectuait avec son équipe pour enlever des cadavres de vieillards, décédés seuls chez eux. Baptiste s’était demandé comment font les familles qui doivent nettoyer après… Il trouvera la réponse tout seul quand un oncle de 70 ans décédera dans son appartement parisien, rue de la Roquette. L’odeur qui émanait du corps en putréfaction avait alerté les voisins. Et Baptiste s’est retrouvé à nettoyer et débarrasser le trois-pièces. « Le bailleur m’avait donné dix jours. Je n’ai pas réussi à rendre les lieux impeccables. Ces images me hantent. »
La suite après cette publicitéUn an plus tard, nouveau drame familial : l’épouse d’un cousin tue ses deux enfants et se donne la mort. À nouveau, il éponge le sang de ses proches… Entre-temps, il a passé le concours de la police scientifique pour devenir « criminalisticien de sécurité intérieure ». Quand sort au cinéma le thriller « Cleaner », Baptiste se reconnaît en Tom Cutler, alias Samuel L. Jackson, ancien policier devenu « nettoyeur » de scènes de crime. Il mûrit son projet. Le métier n’étant pas réglementé en France, il part se former à Montréal. Et, en 2017, il crée Sang Froid. « Parce qu’il en faut pour faire ce métier… et parce qu’on en ramasse tous les jours », plaide-t-il à propos de ce nom, suggéré par un ami, qu’il a eu du mal à assumer.
« Les hasards sont les tours que les dieux aiment jouer aux mortels », écrit l’Uruguayenne Carmen Posadas… En cet après-midi ensoleillé d’été, je le retrouve dans ses locaux de Triel-sur-Seine (Yvelines), situés dans une ancienne marbrerie funéraire, face au cimetière. Un agréable parfum d’eucalyptus flotte dans le hangar où Nasser et Romain préparent le matériel pour une intervention. Dans une dizaine de caisses en plastique bleu, ils rangent dégraissants, balais, franges à scratch, pulvérisateurs, éponges grattantes, chiffons en microfibre et produits pour les vitres. La veille, ils ont fini tard, occupés à nettoyer une cave dans laquelle un homme s’était pendu. Le syndic avait mandaté une entreprise classique qui a annulé sa venue au dernier moment : aucun des employés ne se sentait capable d’effectuer cette mission. Deux heures et demie après avoir été contacté, Baptiste, dont le téléphone reste allumé 24 heures sur 24, débarquait avec ses collaborateurs.
La suite après cette publicitéLa suite après cette publicitéAujourd’hui, ils interviennent dans un appartement à Poissy. Trois jours plus tôt, les pompiers, alertés par des parents inquiets, découvraient un jeune homme décédé sur son lit. Le garçon buvait beaucoup, tout laisse à penser qu’il a été victime d’une hémorragie digestive. La cause exacte de la mort, Baptiste l’ignore : « Ça ne nous regarde pas. » Avant l’intervention, il s’est rendu sur place pour rencontrer la famille et calculer un devis. Un briefing sommaire. « Mieux vaut ne pas avoir trop d’infos, pour éviter de se faire des films », justifie Romain, qui auparavant travaillait dans le bâtiment.
"L’odeur de la mort n’est comparable à aucune autre. Elle imbibe tout et persiste longtemps
"Le patron de Sang Froid présente son équipe à la mère de la victime, récupère les clefs et prend congé. « Pas de “bonjour”, nous a-t-il avertis. Il n’y a jamais de bon jour lorsque nous intervenons. Pas de condoléances, non plus. Ce ne serait pas sincère, on ne les connaît pas et ce dont ils ont besoin, c’est d’une expertise technique. » Déjà, Romain a commencé à dresser la tente en Nylon dans laquelle ils vont s’équiper discrètement. Les deux techniciens, de noir vêtus, sans flocage commercial, enfilent leur combinaison intégrale de protection à usage unique, des surchaussures et deux paires de gants. La première est en nitrile, un caoutchouc résistant ; la deuxième, en élasthanne, anti-coupures. Dans leur sac, une troisième paire, en Néoprène. Romain ajuste ses lunettes et son masque respiratoire panoramique avec cartouches filtrantes. Une carapace. « Respire par la bouche, m’explique Baptiste. Ce n’est pas une épreuve de cran… Si tu as besoin, on ressort. » Je m’engouffre après lui dans l’appartement. La puanteur est saisissante. Il a prévenu : « L’odeur de la mort n’est comparable à aucune autre. Elle imbibe tout et persiste longtemps. Un marteau en bois non verni, récupéré chez mon oncle, sentait encore sept ans après… »
"Ça ne me plaît pas de nettoyer… mais on sait pourquoi on agit
"Le deux-pièces semble avoir été retourné. Sur la table basse du séjour, les reliefs d’un repas japonais, une canette d’Orangina, une cigarette électronique, des écouteurs de téléphone. À côté de la corbeille de fruits qui pourrissent, les gants en plastique que le médecin légiste a abandonnés et une housse mortuaire laissée par les pompes funèbres. « Neuf fois sur dix, peste Baptiste, ils oublient les déchets médicaux. Comme la personne est morte, ils prennent les lieux pour une poubelle. » Dans la chambre, le sang a noirci sur le matelas. Même le sol est collant… Enfermé dans cet endroit clos pendant une semaine, le corps s’est décomposé, liquéfié… Des insectes volettent au ras du plancher. « Ça ne me plaît pas de nettoyer… mais on sait pourquoi on agit, insiste Baptiste. La famille ne verra rien. » La housse de couette avec des morceaux de cuir chevelu est ramassée, jetée dans la poubelle jaune destinée aux déchets d’activités de soins à risques infectieux qui sera collectée par une société spécialisée. Romain se charge de la salle de bains et de la cuisine. Il jette, nettoie la vaisselle, vide les placards, lessive le sol. Dépose dans un carton les objets personnels. Une vie défile : un contrat d’embauche en CDI comme chef cuisinier, des sachets d’épices, la reproduction encadrée d’un dessin d’Enki Bilal…
"J’ai l’impression que je vais m’évanouir, puis je me ressaisis grâce à des exercices de respiration
"Baptiste branche les machines de désinfection à l’ozone qui détruisent bactéries et virus. Une odeur âcre s’ajoute aux autres. Quatre heures après leur arrivée, Romain et Nasser s’attaquent aux lattes de parquet de la chambre. Le sang s’y est infiltré. Les asticots qui se nourrissent des chairs nécrosées s’y réfugient et y abandonnent leur carapace noirâtre, la pupe, lorsqu’ils se transforment en mouches. « Si on ne les retire pas, l’odeur persistera », assène Romain. Cheveux courts et regard franc, cet homme de 30 ans a rejoint l’entreprise il y a un an. Il faut avoir le cœur bien accroché pour faire ce métier. « Plus d’une fois, je me suis dit que je n’allais pas y arriver… J’ai l’impression que je vais m’évanouir, puis je me ressaisis grâce à des exercices de respiration », confie-t-il pendant la séance de NeuroCoaching organisée dans le pavillon propret de Baptiste.
Corinne Joubert, ex-sophrologue dans des services d’oncologie et de soins palliatifs, intervient tous les deux mois pour aider l’équipe à gérer ses émotions et son stress. Ensemble, ils évoquent les interventions difficiles. Ce jour-là, Corinne leur propose de parler de leur plus grand choc visuel. Vite, la discussion glisse de l’odorat au toucher et à l’ouïe. Romain se souvient d’un tapis de cocons de mouches qui craquait sous ses pieds. « Ça m’a bien dégoûté », lâche-t-il en soulignant l’impact du réchauffement climatique, qui accélère le cycle de reproduction des insectes. « Ce n’est pas naturel, ce que vous faites », lâche Corinne. Avant de se reprendre : « Enfin… Nettoyer, c’est naturel. Le protocole, la routine vous aident à surmonter l’impact sensoriel. » L’équipe de Sang Froid est aussi confrontée régulièrement à l’insalubrité de logements occupés par des personnes souffrant du syndrome de Diogène, qui leur fait accumuler de manière compulsive toutes sortes d’objets et de détritus. Il y a peu, il a fallu vider un appartement de 30 mètres carrés et descendre du quatrième étage, sans ascenseur, 450 sacs de 100 litres d’ordures. « C’est vachement physique, je ne tiendrai pas jusqu’à la retraite », conclut Romain. Il le fait, dit-il, « pour les familles ».
Nasser se remémore la première fois où il s’est trouvé seul face à la détresse. En voulant retenir son fils qui s’était suicidé devant lui de 28 coups de couteau, un père avait eu les mains tailladées. « Elles étaient encore bandées quand je l’ai vu. Vingt-huit coups de couteau… Je me suis débiné, je ne savais pas comment gérer. À l’époque, j’étais un gros lâche. » Au moment du départ, leur client les a remerciés d’un : « Vous n’êtes pas assez chers. » Nasser, payé en free-lance, gagne entre 2 000 et 3 000 euros net par mois. Les interventions sont facturées en fonction du temps passé. À Poissy, le nettoyage a coûté 2 100 euros ; s’y sont ajoutés 1 600 euros pour la partie « embellissement », qui consiste à vider les lieux et à remplacer parquet et fenêtres. « Au Canada, signale Baptiste, les assurances indemnisent ces prestations. En France, elles remboursent à peine une partie de la remise en état. » Lui se bat pour que la décontamination soit incluse dans les frais de justice. Il fait partie d’un groupe de travail piloté par le ministère depuis fin 2019.
"Ce sont les vérités du monde réel
"Lors de la dernière visioconférence, il a aussi défendu des mesures de bon sens : que les gens qui vivent dans un appartement bientôt mis sous scellés puissent emporter suffisamment d’affaires, car les procédures sont longues, et qu’ils aient la possibilité de vider les poubelles, le réfrigérateur et le congélateur avant que le courant ne soit coupé. « Quand je raconte ce qu’on voit, les gens sont effarés. Ce sont pourtant les vérités du monde réel. »
L’an dernier, Sang Froid a réalisé 675 interventions, dont 175 de désinfection Covid, principalement dans des entreprises. Le marché est vaste : Baptiste Girardet estime à 55 000 le nombre de suicides, homicides et morts oubliés qui nécessiteraient l’intervention de professionnels. Il négocie en ce moment avec la SNCF pour prendre en charge le nettoyage des locomotives ou des quais de gare lorsque des personnes se jettent sous un train. « La nouvelle génération de conducteurs refuse de travailler à côté de restes humains », précise-t-il. Sa PME familiale – il œuvre avec Aurélie, son épouse, ancienne salariée d’une société de vente de produits désinfectants – se porte bien. Il a recruté deux alternants, Corentin, un étudiant en commerce et marketing, et Miguel, élève en BTS métiers des services à l’environnement.
Ce dernier a découvert Sang Froid lors d’un « job dating » organisé par son établissement. « On était une dizaine d’entreprises de propreté. Les autres patientaient pendant qu’une longue file d’étudiants curieux se pressaient devant notre stand », plaisante Baptiste. Il admet recevoir parfois des CV et des lettres de motivation « vraiment flippantes ». Un de ses premiers employés lui avait avoué adorer nettoyer le sang. Baptiste Girardet a préféré s’en séparer.
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