Depuis les annonces d’Emmanuel Macron, le 10 février, sur « la renaissance du nucléaire français », EDF a officiellement désigné Penly (450 hab.), en Seine-Maritime, pour accueillir la première paire de réacteurs de nouvelle génération. Pour les élus locaux, c’est une réelle victoire car le groupe avait explicitement fait de la mobilisation locale un critère prioritaire.
« Les analyses de préfaisabilité comprennent des critères techniques – foncier disponible, source d’eau froide, etc. –, mais la mobilisation des territoires reste, à nos yeux, fondamentale », expliquait, en début d’année, Antoine Ménager, directeur du débat public de l’entreprise, lors d’une conférence de la Société française d’énergie nucléaire. En clair, « il y aura des réacteurs sur les territoires qui en expriment l’envie et cette envie doit être une union sacrée, transpartisane et à toutes les mailles ».
Un chantier en plus et non à la place
Laissant leurs étiquettes au placard, les Normands n’ont pas lésiné sur les moyens pour séduire EDF, allant même jusqu’à s’inviter dans le bureau de son PDG, Jean-Bernard Lévy, un jour d’octobre. « On a fait une démonstration de force en allant au siège », se souvient Patrick Boulier, président (centre gauche) de la communauté d’agglomération de la région Dieppoise (16 communes, 46 200 hab.).
Là, les élus ont pu présenter en détail les chantiers identifiés depuis près d’un an au sein de sept commissions préparatoires dédiées au projet (foncier, développement économique, aménagement du territoire, emploi, formation, sécurité et dialogue). « EDF sait qu’ils auront besoin de nous pour modifier l’urbanisme, construire des infrastructures, adapter la formation », prévient Sébastien Jumel, député (PCF) de la sixième circonscription de la Seine-Maritime.
En retour, les collectivités pourront compter sur de généreuses retombées fiscales et une activité économique inédite. A lui seul, l’électricien a versé, en 2019, près de 70,4 millions d’euros de taxes locales au titre des deux réacteurs déjà en fonctionnement à Penly. La construction de deux autres devrait considérablement gonfler ce pactole, sans compter l’implantation d’un nouvel écosystème d’entreprises gravitant autour du chantier.
Toutefois, accueillir un projet aussi pharaonique n’est pas sans risque pour l’économie normande. L’investissement s’élève à plus de 15 milliards d’euros, quand le PIB de toute la région en fait 90. Au plus fort de son activité, le chantier drainera jusqu’à 8 000 travailleurs, pour un bassin de 40 000 emplois. « Le risque est que cela siphonne des savoir-faire locaux et affaiblisse, in fine, le tissu industriel, souligne Sébastien Jumel. Or, ce que nous voulons, c’est un chantier en plus et non à la place. »
Dans le même temps, les élus tiennent absolument à maximiser les retombées pour les entreprises locales. « Je ne veux pas d’appels d’offres low cost et je veux que ce soit des ouvriers de chez moi, insiste Sébastien Jumel. Nous veillerons à ce que les appels d’offres d’EDF intègrent des clauses de “mieux-disance” sociale et territoriale. » Encore faudra-t-il relever le défi de la formation pour que les entreprises puissent se positionner et que les compétences ne manquent pas.
Si les élus se méfient, c’est parce que l’exemple tout proche du chantier de l’EPR de Flamanville (Manche) a la réputation d’avoir « asséché » le tissu économique local. Par exemple, la condamnation de Bouygues TP, pour travail dissimulé impliquant des centaines de travailleurs polonais et roumains, a terni l’image du chantier. D’ailleurs, plusieurs autres incidents ont émaillé les travaux, provoquant « des grincements de dents », croit savoir le député. Mais après avoir « essuyé les plâtres », les élus de Flamanville sont désormais en mesure de prodiguer leurs conseils à ceux de Penly. « Nous nous sommes rendus sur place en octobre et d’autres visites sont prévues », commente ainsi Patrick Boulier.
Des milliers de travailleurs à accueillir
Parmi les sujets épineux liés à la conduite même du chantier, l’hébergement de plusieurs milliers de travailleurs est, de loin, le plus sensible. « Moi, je veux loger les salariés dans des conditions dignes et pérennes », indique Sébastien Jumel. Il regrette avec pudeur « les conflits d’usage » constatés à Flamanville par la saturation des campings environnants en travailleurs étrangers et presque exclusivement masculins. « Il n’est pas question de voir les mobile homes se multiplier, ajoute André Gautier, vice-président [LR] du département, chargé de l’habitat. Mais si l’on construit en dur, il faudra retraiter ces hébergements une fois les ouvriers partis, inventer quelque chose. »
L’une des commissions préparatoires a lancé un inventaire des capacités de logements actuelles et EDF met en œuvre, de son côté, un plan de charge pour anticiper au mieux les flux de travailleurs. « Il faudra aussi conserver une certaine fluidité des déplacements, donc ne pas tout mettre au même endroit », avance André Gautier.
Les déplacements, justement, sont le deuxième sujet de crispation constaté à Flamanville. « Lorsque plusieurs milliers de personnes se rendent en voiture sur un même site, cela peut vite devenir problématique », reconnaît Patrick Boulier.
Plus de temps à perdre
Plusieurs fois, la presse locale s’est fait l’écho de difficultés d’accès au site et de stationnements anarchiques, tandis que les 3 500 places de parkings, situées pour certaines sur des terres agricoles, restaient désespérément vides. A Penly, les élus ont déjà validé l’élargissement de la route départementale qui relie Dieppe à Penly, pour 33 millions d’euros.
Parallèlement, ils examinent la possibilité d’installer des parkings déportés, qui seront desservis par des transports en commun profitant aux salariés, comme aux riverains. Cependant, il faudra faire preuve de beaucoup d’habileté pour parvenir à réduire le nombre d’autosolistes. « De manière générale, il s’agira de tout faire pour éviter que le chantier ne soit un atout pour certains et un désagrément pour les autres », résume Patrick Boulier.
Pour André Gautier, cela passera par un changement d’échelle généralisée : « Pour éviter la thrombose, c’est tout le territoire qui doit changer, des écoles aux centres sportifs et culturels, en passant par les infrastructures de santé. » « Le territoire est déjà très déficitaire en personnel de santé. Il va falloir réfléchir rapidement à des solutions, illustre-t-il. Même les secours vont devoir être redimensionnés en fonction d’un risque plus important. »
Pour garder une approche collective et coordonnée sur tous ces sujets, les élus réfléchissent actuellement à mettre en place une instance opérationnelle commune. Elle pourrait prendre la forme d’un syndicat mixte d’aménagement associant collectivités et entreprises privées. « Il n’y a plus tellement de temps à perdre », estime Patrick Boulier. Le premier béton sera coulé en 2028, mais le travail des collectivités devra essentiellement se faire avant.
Relance du nucléaire : un calendrier serré, sinon irréaliste
Le 10 février, Emmanuel Macron, président de la République, a annoncé sa feuille de route pour « la renaissance du nucléaire français » : la construction de six à quatorze EPR, la prolongation de toutes les centrales possibles et le développement des petits réacteurs modulaires (SMR). Ces choix restent suspendus au sort de l’élection présidentielle, mais, pour la filière, c’est comme si c’était fait.Les six EPR seront construits par paires et, dans l’ordre, à Penly (Seine-Maritime), Gravelines (Nord), puis soit au Bugey (Ain), soit au Tricastin (Drôme, Vaucluse). EDF prévoit cinq à six ans d’instruction, suivis de huit ans de chantier. Les réacteurs entreront en service tous les dix-huit mois à compter de 2035. La construction de huit réacteurs supplémentaires, si elle a lieu, interviendra entre 2035 et 2050.
Une annonce de construction avant toute procédure de participation du public
La façon dont sont prises les décisions relatives à l’énergie nucléaire en France n’est pas du goût de la Commission nationale du débat public (CNDP). Selon elle, « le public n’a jamais pu être pleinement associé à ces choix », une logique du fait accompli ayant présidé à la plupart des décisions. En 2005, le débat sur le projet d’EPR de Flamanville était parallèle à l’examen du projet de loi qui l’actait ; en 2006, le débat sur le projet Iter succédait à la décision internationale de construire le réacteur expérimental ; en 2010, le public a été appelé à se prononcer sur le projet d’EPR à Penly alors qu’il était déjà acté par Nicolas Sarkozy. L’annonce d’Emmanuel Macron de construire six nouveaux EPR procède de la même logique. Or, « ce sujet emporte des questions de société majeures » et « interroge autant la transition écologique que la démocratie », explique Chantal Jouanno, présidente de la CNDP, dans un communiqué paru quelques jours après les annonces. En réaction, la CNDP a décidé que le débat public concernant les EPR de Penly n’interviendrait pas avant la tenue d’une concertation nationale, plus vaste, relative au système énergétique de demain.
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