Notre « tour des luttes » — Sous la présidence d’Emmanuel Macron, de nombreuses résistances ont émergé contre des mesures et des projets antiécologistes. À la fin de son mandat, où en sont ces combats emblématiques contre le bétonnage, le nucléaire, le consumérisme ou les inégalités ? Quel bilan du quinquennat dressent les activistes ? Qu’attendent-ils des échéances électorales à venir ? À l’approche de l’élection présidentielle, Reporterre est allé rencontrer celles et ceux qui résistent.
Petit-Couronne (Seine-Maritime), reportage
Le vent souffle bruyamment sur les pourtours de la Seine, comme des éternuements. Les bourrasques se fracassent contre les cheminées et les structures métalliques d’une vingtaine d’usines classées Seveso, avant de s’engouffrer sans résistance sur un immense terrain nu, magma de sable et de graviers, tout juste remblayé par des engins de chantier. Zigzaguant entre les flaques d’eau, Marceau ne peut réprimer le tressaillement de ses épaules. Les mains fermées dans les poches de son sweater à capuche noir, le jeune activiste longe l’enceinte barbelée qui abritait, jusqu’en 2013, l’ancienne raffinerie Petroplus, aujourd’hui démantelée. « Le terrain semble prêt... L’entrepôt Amazon n’est plus très loin », soupire-t-il.
Dans la zone industrielle de Petit-Couronne, où elle serait voisine de l’usine de papier recyclé Chapelle-Darblay, la future plateforme logistique fonctionnerait 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24, selon l’autorisation préfectorale que le site Mediapart a consultée. Destinée à abreuver de ses colis le nord-ouest de l’Hexagone, elle comporterait 61 quais, destinés au chargement et au déchargement des poids lourds. Si elle aboutissait, elle représenterait le neuvième entrepôt Amazon de France. Et l’un des plus grands, avec ses plus de 160 000 m2répartis sur trois niveaux, dont deux entièrement robotisés.
- L’immense terrain nu qui devrait abriter l’entrepôt Amazon, à Rouen.© NnoMan Cadoret/Reporterre
Ce projet, le conseil métropolitain s’y est opposé en octobre 2020, et de nombreux habitants de Seine-Maritime n’en veulent pas. Majoritairement issus de mouvements écologistes comme Alternatiba et Les Amis de la Terre, mais désireux de créer une entité transpartisane pouvant convaincre les commerçants de la métropole, ils ont fondé l’association Stop Amazon 76. Rencontrés par Reporterre dans un café rouennais, ces Seinomarins concèdent qu’« à première vue, Amazon a tout pour séduire : c’est hyperpratique, tu trouves ce que tu souhaites en un clic, t’es livré vite, tu ne paies pas cher… mais ça incite à surconsommer, et le revers de ce modèle est désastreux ! » s’indigne Marceau, qui est l’un d’eux et s’est réchauffé les mains en papotant avec Laura et Jean-Yves, également membres de l’association.
- Les militants Marceau (à g.), Laura et Jean-Yves.© NnoMan Cadoret/Reporterre
Les trois opposants à la multinationale s’inquiètent notamment des plus de 2 200 véhicules supplémentaires qui se déverseraient par jour sur les routes à partir de l’entrepôt, dont 200 camions, pour assurer l’expédition de 330 000 colis. « Une pollution atmosphérique insoutenable, dans une agglomération où le trafic routier est déjà saturé », regrette Jean-Yves. « Et plutôt que de réduire le trafic, la solution trouvée par le gouvernement et la région est de construire une nouvelle route, le contournement est de Rouen, ce qui arrangera bien Amazon, déplore Marceau. Le pire, c’est que l’entrepôt sera juste à côté de la Seine et ils veulent tout acheminer par camions. »
« Contre Amazon et son monde, nous devrions être des milliers dans la rue, mais la prise de conscience avance moins vite que l’entrepôt », observe Jean-Yves. Les voix dissidentes peinent à se faire entendre, confirme Laura : « Ici, Amazon a trouvé le truc : il arrive sans artificialiser des sols, dans une zone déshéritée, en mal d’emplois, mais surtout à pas feutrés. »
En effet, autour du terrain convoité par le géant du commerce en ligne, rares sont les indices pouvant désigner Amazon comme le futur occupant des lieux. Le géant du e-commerce avance discrètement, dissimulé derrière d’autres entités : la société Valgo, propriétaire du terrain et chargée de sa dépollution, ou encore le promoteur d’immobilier logistique Gazeley — partenaire régulier d’Amazon —, qui exploitera le site et dont le nom figure sur le permis de construire. La préfecture de Seine-Maritime, elle, a signé les autorisations nécessaires à la construction « d’un grand entrepôt de stockage de grande capacité pour le e-commerce », sans préciser l’identité de l’heureux élu. Amazon, contacté par Reporterre, ne nous a pas confirmé être celui-ci, mais a reconnu « étudier régulièrement des opportunités pour réduire la distance et le temps nécessaire pour livrer ses clients » et notamment pour se « déployer dans le Nord-Ouest, après avoir réussi à bâtir une dorsale Nord-Sud ». Mais « tant qu’un projet n’est pas dans une phase aboutie, Amazon ne communique pas », a ajouté notre interlocuteur.
- Des stickers contre Amazon ont été collés sur le panneau d’entrée de la ville de Petit-Couronne.© NnoMan Cadoret/Reporterre
Le maire socialiste de Petit-Couronne, Joël Bigot, a toutefois levé le lièvre. Depuis 2020, l’édile — qui a signé le permis de construire — affiche son enthousiasme à accueillir Amazon sur sa commune. S’il a refusé de répondre aux questions de Reporterre, il a indiqué au site Actu 76 croire en ce projet et ses 1 859 postes promis dans les pics d’activité — 800 emplois en période « normale » —, estimant que les « emplois prévus peuvent sauver notre commune, aujourd’hui sinistrée depuis la fermeture de Petroplus en 2013 ». « Je ne lâcherai pas », a ajouté le maire, salarié de la raffinerie pendant trente-cinq ans, qui espère contrer le déclin industriel de la rive gauche de la capitale normande.
- Stickers anti-Amazon utilisés par les activistes.© NnoMan Cadoret/Reporterre
L’emploi ? Un argument « pas entendable », selon François Vaillant. Tous les mercredis depuis septembre 2021, que les températures soient clémentes ou non, ce septuagénaire se couvre de pancartes anti-Amazon, tel un homme sandwich, et distribue des tracts à la sortie du métro Théâtre des Arts, au centre-ville de Rouen. « Tous les commerces autour de nous sont menacés par l’arrivée d’Amazon, dénonce cet historique de la lutte anti-pub, en désignant des boutiques du doigt. Combien de librairies, de magasins de vêtements devront fermer quand Amazon pourra livrer les gens illico, au pied de leur porte, sans qu’il aient besoin de sortir de chez eux ? »
« Cette action présente au moins l’intérêt d’écorner un peu l’image d’Amazon »
« Un emploi créé par Amazon détruit plus de 2,2 emplois ailleurs », indique une petite pancarte accrochée dans son dos, et griffonnée à la main. « Et encore, d’autres études vont plus loin, ça ce sont les chiffres de La République en marche ! » précise-t-il, en référence aux conclusions d’une note réalisée en 2019 par l’ancien secrétaire d’État chargé du numérique Mounir Mahjoubi, qui affirmait notamment que 7 900 emplois avaient été détruits en France, rien qu’en 2018, par la multinationale. Le député LREM l’avait intitulée « Amazon : vers l’infini et pôle emploi ! ».
- Le militant François Vaillant tractant dans le métro.© NnoMan Cadoret/Reporterre
Sous la fraîche pluie d’hiver, épaulé par deux autres camarades, François Vaillant reste immobile, les bras en croix, paumes et tracts vers le ciel. Le crachin normand n’encourage pas les passants à s’arrêter, mais « l’écrasante majorité nous apporte son soutien », assure François Vaillant. « Et puis, même si la mobilisation ne prend pas autant qu’on l’aurait imaginé, cette action présente au moins l’intérêt d’écorner un peu l’image d’Amazon. Elle nous fait du bien, nous permet de garder espoir face à une multinationale qui prend de plus en plus de place dans nos vies. »
- Qu’il pleut, qu’il vente, François Vaillant reste fidèle au poste.© NnoMan Cadoret/Reporterre
L’installation d’Amazon en Seine-Maritime viendrait concrétiser l’emprise croissante et rapide de la multinationale sur le territoire français. Tout a commencé en 2007, avec l’installation de son premier entrepôt à Saran, dans le Loiret. Depuis, comme l’a récemment montré dans une carte Mediapart, Amazon a acquis plus d’une quarantaine de sites, entrepôts de stockage, centres de tri, agences de livraison ou encore entrepôt « Prime Now », pour les livraisons les plus rapides, le tout s’étendant sur une surface totale de plus de 1,2 million de mètres carrés.
Le quinquennat d’Emmanuel Macron a été un tournant dans la constitution de cet empire. En 2016, l’année précédant l’élection présidentielle, Amazon ne comptait « que » quatre entrepôts. « Il y aura clairement un avant et un après Emmanuel Macron dans l’emprise d’Amazon sur l’Hexagone, dit Étienne Coubard, chargé de campagne surproduction aux Amis de la Terre. Le président a déroulé le tapis rouge à Jeff Bezos. » Une dizaine d’infrastructures sont actuellement en construction ou en projet.
Macron « a tout bonnement taillé un régime sur-mesure à Amazon »
« Emmanuel Macron s’est également attelé à freiner toutes les velléités de régulation », poursuit Étienne Coubard. Contrairement à la proposition émise par la Convention citoyenne pour le climat (CCC), les entrepôts de commerce en ligne ont été exclus du moratoire sur les zones commerciales de la loi Climat, destiné à lutter contre l’artificialisation des sols. Celui-ci ne s’applique donc pas aux entrepôts logistiques, malgré des avis divergents au sein même de la majorité. « Le chef de l’État est intervenu en personne pour rappeler à l’ordre les députés LREM récalcitrants, avec des consignes de vote très claires », précise Étienne Coubard, pour qui Emmanuel Macron « a tout bonnement taillé un régime sur-mesure à Amazon, lui permettant de continuer à grignoter des terrains agricoles ».
- Panneau d’information devant le chantier.© NnoMan Cadoret/Reporterre
Au cours du quinquennat, des collectifs citoyens, des syndicalistes et des élus ont toutefois réussi à mener la vie dure à Amazon, décrochant l’annulation du centre de tri de Fournès (Gard) ou encore d’une plateforme de 185 000 m2à Montbert (Loire-Atlantique). En décembre 2021, des activistes du collectif La Ronce Lisieux ont revendiqué le sabotage d’engins de chantier sur le site du futur entrepôt Amazon à Moult, au sud-est de Caen (Calvados), sans parvenir à faire stopper durablement les travaux.
À Petit-Couronne, ce sont deux procédures engagées par Les Amis de la Terre — l’une contre le permis de construire et le risque d’incendie aggravé par sa proximité avec une usine Butagaz, l’autre motivée par la non-évaluation des impacts environnementaux générés par l’entrepôt — qui pourraient entraver les ambitions de la multinationale. « Mais Amazon a toujours plusieurs pistes en tête et, si elle ne peut s’installer à Rouen, elle le fera ailleurs, dit Étienne Coubard. Tant que son avancée ne sera pas empêchée au plus haut niveau de l’État, il sera compliqué de bouleverser sa dynamique. »
Du café où nous l’avons rencontrée dans la capitale normande, Laura espère, quant à elle, « que nos futurs élus se creuseront la tête pour redynamiser et réindustrialiser nos villes avec des activités vertueuses » : « Les entrepôts Amazon, ça suffit, c’est la solution de facilité. L’intérêt commun et l’urgence climatique doivent guider. Ici, pour créer de l’emploi nous pourrions par exemple relancer la filière du lin : l’emplacement est idéal, tout proche de la Seine », s’enthousiasme-t-elle.
Contacté par Reporterre, Amazon a déclaré ceci :
« Certains groupes se servent d’Amazon pour défendre des points de vue idéologiques qui leur appartiennent. Bien que nous ne prétendions être parfaits dans aucun domaine, en regardant objectivement ce que nous faisons, vous constaterez que nous prenons notre rôle et notre impact très au sérieux. Nous jouons un rôle majeur pour lutter contre le changement climatique dans le cadre du Climate Pledge, qui vise un bilan carbone net nul pour toutes nos activités dès 2040. Nous investissons de façon considérable dans notre environnement de travail, et agissons pour offrir des salaires compétitifs et des avantages sociaux attractifs, tout en introduisant de nouvelles façons d’assurer la sécurité et la santé de nos employés dans notre réseau logistique.
Amazon est le cofondateur et le premier signataire de The Climate Pledge, un engagement à atteindre zéro émission de CO2nette d’ici 2040. Amazon est aujourd’hui le premier acheteur d’énergies renouvelables au monde, et en France, l’entreprise a récemment annoncé la fin des pochettes en plastique pour les envois à partir de ses centres de distribution ainsi que le déploiement de livraisons à domicile à zéro émission de CO2dans plusieurs villes françaises et en particulier à Paris, où les deux tiers des livraisons réalisées via ses partenaires de livraison sont effectués avec un transport du dernier kilomètre sans CO2. »
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