En avion, en train ou en voiture, ils sont partis soudainement, avec une valise pour tout bagage. Depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, décidée par Vladimir Poutine le 24 février, de nombreux Russes ont quitté leur pays. La guerre et ses bombardements étaient pourtant à des milliers de kilomètres de leur quotidien.
Certains ont toutefois redouté la crise économique, conséquence des sanctions occidentales infligées à Moscou. D'autres ont fui la répression mise en place par le pouvoir. Des ressortissants étrangers ayant fondé une famille en Russie ont fait le même choix, suivant les recommandations de leurs gouvernements respectifs.
Un Français et quatre Russes racontent à franceinfo pourquoi ils ont choisi l'exil, déracinant leur famille ou la laissant derrière eux.
Nikita, 26 ans, exilé à Paris : "Je ne voulais pas prendre le risque d'être mobilisé"
"Lorsque la guerre a commencé, je me suis trouvé dans un état constant d'anxiété. En Russie, les perspectives n'étaient déjà pas très réjouissantes pour un libéral comme moi. Ma petite amie est française, j'ai étudié en Europe et je travaillais pour une entreprise américaine à Saint-Pétersbourg. Même si je ne suis pas activiste, j'avais dans mes plans, à plus ou moins long terme, de trouver un emploi à l'étranger et de déménager. Sans urgence.
L'invasion de l'Ukraine a tout changé. J'ai réalisé que les frontières risquaient d'être fermées, que l'économie russe allait être durement touchée, que la censure allait atteindre un niveau sans précédent... Surtout, je ne voulais pas prendre le risque d'être mobilisé pour la guerre en Ukraine. Lorsque la dernière radio indépendante de Moscou a été fermée par les autorités, mon père m'a dit : 'Il est temps que tu partes.'
"En quelques jours, le pouvoir a montré que la Russie était devenue un pays hostile pour les gens qui ont des opinions comme les miennes."
à franceinfo
L'espace aérien européen était déjà fermé aux avions russes et de nombreuses compagnies étrangères avaient arrêté de desservir notre pays. Heureusement, il n'y a que 200 km entre Saint-Pétersbourg et la Finlande, où j'ai des amis. J'ai la chance d'avoir un visa finlandais. Le 5 mars, j'ai pris les euros qu'il me restait, mis mon ordinateur et quelques vêtements dans un sac à dos et embarqué dans un train pour Helsinki. La première chose que j'ai faite en sortant de la gare, c'est aller manifester contre la guerre en Ukraine.
Désormais, j'ai rejoint ma petite amie à Paris. J'habite avec elle mais l'argent va rapidement devenir un problème : sans permis de séjour, je ne peux pas chercher de travail en France. J'aimerais pouvoir retourner en Russie un jour, lorsque Poutine ne sera plus au pouvoir. Mais il est impossible de savoir quand ce sera possible."
Vlad, 50 ans, exilé en région parisienne : "Nous ne pouvions pas prendre le risque de finir en prison"
"La vie en Russie devenait de plus en plus dangereuse pour ma famille. Je suis producteur de documentaires et ma femme est activiste et actrice avec le Teatr.doc [un théâtre indépendant critique du Kremlin]. Lorsqu'on a vu que la répression de l'opposition se durcissait encore, que la police allait frapper aux portes de ceux qui manifestaient contre la guerre, nous avons décidé de quitter le pays. Nous avons une fille de 12 ans et un fils de 18 mois, nous ne pouvions pas prendre le risque de finir en prison.
"Le régime de Vladimir Poutine a montré sa vraie nature : il se dirige de plus en plus vers la dictature. Je ne voulais pas que mon fils grandisse dans un pays où l'école lui enseigne la propagande du gouvernement."
à franceinfo
Par miracle, nous avons réussi à obtenir un visa pour mon fils en urgence. Le 7 mars, on est partis en laissant tout derrière nous : notre appartement à Moscou, notre voiture, nos affaires... Nous avons seulement pris ce qui tenait dans quatre valises et embarqué sur un vol pour Istanbul.
C'est une nouvelle réalité à laquelle il est difficile de s'ajuster. Heureusement, j'ai des amis en France qui nous ont aidés à venir jusqu'en région parisienne et peuvent nous héberger quelque temps. Mais il reste beaucoup de démarches à accomplir : ouvrir un compte en banque, essayer de voir comment je peux travailler ici... Peut-être que plus tard nous irons nous installer ailleurs ou qu'un jour il sera possible de retourner en Russie. A ce stade, il est impossible de nous projeter. Au moins, en France, ma famille est en sécurité."
Nigina, 38 ans, exilée à Istanbul : "Cette valise, c'est toute ma vie désormais"
"Avant le conflit, je n'avais jamais envisagé de quitter la Russie. En tant que journaliste freelance, je collaborais avec plusieurs médias nationaux indépendants et des médias étrangers : la langue russe est mon outil de travail. Mais début mars, on a appris qu'une loi de censure allait être votée. Elle interdit d'utiliser le mot 'guerre' pour parler de l'invasion de l'Ukraine. Si on le fait, journalistes comme citoyens, on risque jusqu'à 15 ans de prison.
"J'ai compris que je ne pouvais plus exercer librement mon métier en Russie. La veille de l'adoption de la loi de censure, j'ai quitté le pays."
à franceinfo
Les billets d'avion étaient tous dix fois, vingt fois plus chers qu'avant. J'ai pu trouver un vol vers l'Ouzbékistan, puis j'ai rallié la Turquie. J'ai pris une valise avec mon appareil photo, mon ordinateur et quelques vêtements. Cette valise, c'est toute ma vie désormais. Quand je suis partie, je n'ai pas réalisé que je laissais tout derrière moi. Je ne sais pas si je vais pouvoir revenir en Russie – où sont restées ma mère et ma sœur – ni quand. Au moment même où je prononce ces mots, je n'arrive toujours pas à accepter l'idée.
Certaines rumeurs disent que le gouvernement pourrait empêcher les Russes partis en exil de rentrer, parce que nous sommes des 'traîtres'. Ça semble impensable, mais l'invasion de l'Ukraine semblait impensable il y a encore quelques semaines... Nous ne sommes ni des réfugiés, ni vraiment des expatriés. Mais je ne peux pas me plaindre. Contrairement aux Ukrainiens, je n'ai pas quitté mon pays pour fuir les bombes."
Yanna, 32 ans, exilée à Nice : "Je suis partie de peur d'être coincée derrière un nouveau rideau de fer"
"Jusqu'à la dernière minute, je voulais rester dans mon pays. J'ai vécu en Europe durant une partie de mon enfance, mais je suis retournée étudier en Russie puis y faire ma carrière, en créant la première agence de promotion de courts-métrages du pays. Je voulais aider les jeunes cinéastes. Cela fait plusieurs années que je vois la censure qui vise la culture empirer. Ceux qui critiquent le pouvoir sont 'blacklistés' : on ne leur accorde ni financement ni distribution. Et parce que je collabore avec certains de ces cinéastes, je sais que je suis exposée [à la nouvelle loi].
Lorsque la guerre a éclaté, je pensais quand même rester en Russie poursuivre ces projets. Mon père, qui est d'origine ukrainienne et vit à Kiev, m'a appelée durant les premiers jours de l'offensive et m'a dit : 'Il faut partir maintenant car les frontières vont être fermées et je ne pourrai plus t'aider.' Je suis partie de peur d'être coincée derrière un nouveau rideau de fer. Heureusement, j'avais un visa touristique pour l'espace Schengen. Le 4 mars, on s'est envolé pour la Turquie avec un ami.
"Il m'a fallu huit heures pour trouver un billet d'avion à moins de mille euros."
à franceinfo
Une fois à Istanbul, on a appris que les cartes bancaires russes allaient bientôt cesser de fonctionner à l'étranger. On est sortis en pleine nuit pour essayer de vider nos comptes. Entre les frais de retrait et le taux de change, on a perdu un peu plus de la moitié de ce qu'on avait.
J'ai beaucoup de chance car ma famille a une maison à Nice. Je suis venue m'installer ici pour l'instant, mais ma mère est restée en Russie avec mes grands-parents handicapés. Ma plus grande peur, c'est que cette guerre m'empêche de rentrer avant longtemps et qu'ils meurent pendant que je suis loin de la Russie."
Paul*, 36 ans, avec sa famille dans le Var : "On est partis avec trois valises, trois sacs à dos et le chat"
"J'ai été professeur de français à Moscou pendant huit ans. C'est là que j'ai rencontré ma femme, Anna*, avec qui nous avons un fils de cinq ans. Après les premières tensions à la frontière avec l'Ukraine, on a commencé à réfléchir à l'idée de partir en France. En cas de guerre, on ne voulait pas rester dans un pays agresseur. Le matin de l'invasion de l'Ukraine, on s'est réveillés dans un mélange de sidération et de douleur.
On est partis parce qu'on a eu peur. Peur de la guerre, de la répression des médias indépendants, d'un crash économique, de voir les réseaux sociaux coupés (et avec eux notre accès à nos proches en France et aux sources d'information occidentales), d'être inquiétés par la justice...
"On a eu peur de l'avenir qui attendait notre fils."
à franceinfo
J'ai passé les jours suivants à gérer des démarches administratives. Je suis français et ma femme avait un visa pour l'espace Schengen, mais il a fallu faire accélérer la procédure d'obtention du passeport de mon fils. Le 11 mars au matin, on est partis en voiture avec trois valises, trois sacs à dos et le chat. Nous avons passé la frontière avec l'Estonie à pied, puis repris une autre voiture jusqu'au domicile d'un ancien étudiant. De là, nous avons pu prendre un avion pour la France.
Pour ma femme, partir en laissant tout derrière elle est un véritable déchirement. A Moscou, nous avions une vie de classe moyenne, confortable. Ici, nous n'avons rien : ni possession, ni argent, ni travail. Mais nous avons eu le luxe de choisir de quitter la Russie. A notre échelle, ça implique de recommencer à zéro. Nous savons toutefois que nous sommes très chanceux car nos familles peuvent nous aider. C'est sans commune mesure avec ce que traversent les Ukrainiens : ceux qui fuient la guerre dans leur pays ont tout perdu, y compris des proches."
* Les prénoms ont été modifiés.