Netflix diffuse en ce moment un documentaire renversant intitulé Chute libre : L’affaire Boeing. Témoignages, aveux, archives, enquêtes et analyses composent ce portrait choc d’une histoire sordide qui s’est déroulée pour abreuver ce seul objectif : le cash. Résumé.
Petit rappel : l’affaire Boeing 737 MAX, c’est d’abord deux crashs d’avion. Le premier : le vol 610 de Lion Air, à Jakarta, en Indonésie, le 29 octobre 2018. Nombre de morts : 189. Le deuxième : le vol 302 d’Ethiopian Airlines, à Addis-Abeda, en Éthiopie, le 10 mars 2019. Nombre de morts : 157.
Deux crashs meurtriers qui se révèlent la pointe d’un iceberg scandaleux.
Tout avait pourtant tellement bien commencé…
Le documentaire ouvre les rideaux sur les années d’avant : « Il y a un vieux dicton dans l’aviation : si ce n’est pas Boeing, je n’y vais pas! Car Boeing a eu une réputation incroyable dans l’industrie. »
On souligne aussi qu’au début de 2018, « nous connaissions la période la plus sûre de l’histoire de l’aviation commerciale. Il n’y avait eu aucun gros accident d’avion de transport de passagers dans le monde, l’année précédente. »
Et le premier crash.
Le lendemain, Boeing avait immédiatement pointé du doigt le pays (l’Indonésie), la compagnie aérienne (Lion Air) et surtout les pilotes : « Boeing disait qu’ils avaient été incompétents, et qu’un pilote américain ne se serait jamais retrouvé dans ce genre de situation. »
Puis les boîtes noires de l’appareil ont révélé un problème avec des sondes, et surtout ce qui s’était passé dans le cockpit juste avant le crash : « les pilotes se sont battus contre la machine ».
Deux semaines après l’écrasement, les enquêteurs ont commencé à poser des questions sur la conception du 737 MAX et sur son fonctionnement. Et c’est là que le puzzle a commencé à prendre forme.
En questionnant Boeing sur comment, à elle seule, une sonde avait bien pu déclencher un tel comportement de l’avion (l’appareil rectifiait à lui seul son angle d’envolée, jusqu’à piquer du nez, sans considération des tentatives de redressement par les pilotes, puis plonger tête première dans l’eau), le fabricant américain a fini par déclarer que « l’activation du MCAS était erronée ».
Vous avez dit « MCAS »?
« Personne ne savait ce qu’était le MCAS, pas même les pilotes! » nous révèle les personnes interrogées dans ce documentaire.
En des termes simples, le MCAS est un logiciel qui enclenche la rectification de l’angle de l’avion lorsqu’une sonde dite d’incidence l’informe que l’angle n’est pas bon.
En d’autres mots, un bidule méga important, qui joue un rôle encore plus méga important, mais dont les pilotes ne connaissaient pas l’existence!
Mais pourquoi diable les pilotes n’en savaient rien? Boeing a fini par avouer : « On n’a jamais donné d’info sur le MCAS aux pilotes, ils n’ont jamais été formés sur le MCAS, parce qu’on ne voulait pas les inonder d’infos »….!
Puis l’escalade :
1-en entendant une telle affirmation, les pilotes deviennent fous
2-Boeing visite les syndicats des pilotes – en compagnie de ses lobbyistes – et leur annonce « on ne voulait pas surcharger les pilotes d’informations inutiles »…!
3-deuxième crash d’un Boeing 737 MAX, le 10 mars 2019, cinq mois seulement après le premier crash. L’avion a foncé sur la terre ferme à plus de 800 km/heure.
Et la panique s’installe dans l’aviation. Traduction : les pilotes ne veulent plus piloter le 737 MAX, la Chine annonce qu’elle immobilise au sol tous les 737 MAX (un avion flambant neuf, le plus vendu de l’histoire de Boeing), plusieurs autres pays emboitent le pas (Australie, Nouvelle-Zélande, France, Italie, les Pays-Bas…).
Que fait Boeing? « La compagnie persiste à ne pas reconnaître que quelque chose ne va pas. Et le président directeur général de Boeing, Dennis Muilenburg, y va de cette affirmation : la sécurité est notre priorité! »
L’enquête entourant ce deuxième crash révèle que le bidule inconnu des pilotes, le MCAS, est bel et bien en cause.
Le vent qui tourne
Journaliste spécialisé dans l’aviation pendant 20 ans au Wall Street Journal, Andy Pasztor déclare : « Boeing a finalement reconnu que le MCAS avait des ratés, mais a soutenu que les membres de l’équipage d’Éthiopian Airlines n’avaient pas fait exactement tout ce qu’ils étaient censés faire. »
Mais voilà que les boîtes noires du deuxième avion dévoilent que « cette fois-ci, les pilotes avaient suivi les directives de Boeing quand le MCAS s’est enclenché » (après le premier crash, Boeing avait été sommé de divulguer les infos entourant le MCAS aux pilotes).
Puis on découvre que « les lobbyistes de Boeing avaient engagé des entreprises de Washington pour diffuser l’argument selon lequel les pilotes étrangers étaient à blâmer » nous annonce-t-on.
Freakout total!
À ce moment du documentaire, le spectateur qui n’a pas suivi les manchettes parce qu’il habitait dans la brousse en 2019, est en mode freakout. Il se pose mille questions : c’est quoi l’idée? C’est quoi ce comportement bizarre d’une entreprise d’une telle grandeur, puissance et notoriété?
La dégelée s’en vient.
On nous ramène en 1996, année de la fusion de Boeing et de McDonnell Douglas. L’objectif avoué : rester compétitif. « Tout a commencé à s’écrouler avec cette fusion » lance Michael Goldfarb, analyste en aviation.
Le nouveau pdg de Boeing, Harry Stonecipher, arrive avec sa belle mentalité, celle à l’effet que le plus important, pour une entreprise, c’est de créer de la valeur à Wall Street. « On est là pour faire de l’argent » répète le nouveau pdg.
« Puis il accélère la transformation de Boeing pour en faire une entreprise à vocation financière » souligne Jon Ostrower, éditeur en chef de The Air Current.
Traduction : la culture de l’entreprise passe de « tout le monde travaille ensemble pour la sécurité » à « tout le monde travaille ensemble pour la valeur de l’action ». « Tous les avions devaient dorénavant être fabriqués à faible coût » confie Rick Ludtke, ingénieur chez Boeing de 1996 à 2017.
S’ensuit ce qui s’inscrit dans un scénario où le cash est roi : réduction du nombre de travailleurs dans tous les secteurs de l’entreprise, augmentation du nombre de tâches pour ceux qui restent, mais avec moins de moyens. Gros bogue ici : parmi les employés licenciés, des contrôleurs de qualité et sécurité…
Et une splendide stratégie se met en place : Boeing déplace son QG de Seattle à Détroit. Objectif : éloigner les cadres des ingénieurs pour mieux prendre des décisions financières.
« On savait déjà que ce changement de culture d’entreprise allait affecter l’entreprise d’une manière impossible à imaginer » confie Rick Ludtke.
Boeing est piqué au vif
Parallèlement à tout ça, au début des années 2000, le carnet de commandes d’Airbus se rapproche du niveau de celui de Boeing. Et le dépasse en 2003. Boeing est piqué au vif. Traduction : l’accélération de la commercialisation doit être la priorité.
« Après la fusion et la montée d’Airbus, Boeing a cessé d’écouter ses employés » témoigne Barrett Barnett, responsable de la qualité chez Boeing de 1985 à 2017.
« Les dénonciateurs de Boeing ont déclaré que toute personne qui signalait un problème dans l’usine de Caroline du Sud, était soit licenciée, soit renvoyée, soit mutée » déclare Michael Goldfarb.
« On a diminué mon salaire parce que je m’étais plaint de la qualité par écrit. Ils m’ont dit qu’ils ne voulaient absolument pas que les problèmes soient répertoriés afin de maintenir un déni de culpabilité. Ils ne voulaient aucune preuve » témoigne à nouveau Barrett Barnett.
Et la panique s’installe chez Boeing
En 2010, Airbus lance l’A320 NEO, un modèle très économique en carburant. « Le NEO a semé la panique chez Boeing, explique Michael Goldfarb, parce qu’ils n’avaient pas d’avion capable de rivaliser avec le NEO. »
« Alors Boeing imagine un nouvel avion, mais son prix se révèle trop élevé. Ils décident donc d’équiper le modèle 737 existant de moteurs plus économes en carburant » ajoute le journaliste Andy Pasztor.
Et c’est là qu’entre en scène le 737 MAX
Andy Pasztor poursuit : « L’avantage d’un modèle dérivé (qu’est le 737 MAX), c’est qu’il prend moins de temps pour obtenir les approbations de la Federal Aviation Administration (FAA). L’autre avantage, c’est qu’un modèle dérivé ne nécessite pas de formation supplémentaire pour les pilotes. »
« La formation des pilotes représente un coût important pour les compagnies aériennes » ajoute Rick Ludtke.
On commence à faire la boucle…
Et Boeing donc de garantir aux compagnies aériennes que si elles achètent leur 737 MAX, leurs pilotes n’auront pas besoin de formation pour piloter cet avion.
Le carnet de commandes explose! (on est toujours avant le deuxième crash)
Mais voilà…
Les enquêtes menées au lendemain du deuxième crash ont révélé que Boeing a volontairement passé sous silence l’apparition du MCAS, une toute nouvelle fonctionnalité qui n’était pas présente sur l’ancien modèle du 737, « afin d’éviter que la FAA exige une formation des pilotes ».
Pour économiser du cash.
« Boeing s’est dit qu’il devait prétendre qu’il s’agissait du même modèle de 737 pour qu’il n’y ait pas d’incidence sur la certification des pilotes, pour éviter la formation. Boeing a délibérément caché l’existence du MCAS à toute personne extérieure à Boeing » a déclaré Peter De Fazio, représentant au Congrès et président du Comité d’enquête sur l’affaire Boeing.
« Il y a eu une culture de la dissimulation intentionnelle chez Boeing » renchérit Richard Reed, ingénieur chez la FAA de 2007 à 2017.
L’enquête a révélé que Lion Air avait demandé à Boeing s’il n’était pas mieux d’offrir une formation sur le MCAS aux pilotes, et que Boeing avait alors répondu : « absolument pas! ».
« Boeing a refusé l’accès aux pilotes à un simulateur et a traité de ‘stupide’ la volonté de Lion Air d’offrir une formation à ses pilotes. Boeing a même évoqué la manipulation des contrôleurs du monde entier afin qu’ils adoptent la norme selon laquelle aucune formation en simulateur n’était requise » ajoute Peter De Fazio.
Au lendemain de cette grande enquête, l’ex-pdg de Boeing, Dennis Muilenburg, a été invité à démissionner par le CA. Il a reçu 62 millions $US en actions et… indemnités.