Le pétrole et le gaz russes sont bannis aux États-Unis. Coca-Cola et McDonald’s n’offrent plus leurs petits délices aux mangeurs russes. Les avions russes doivent contourner le ciel européen. Les banques russes ne peuvent plus faire des affaires à l’étranger. La presse internationale est muselée au pays de Vladimir Poutine. Le Kremlin bloque l’accès à Facebook et limite celui à Twitter.
Ces derniers jours, la Russie s’est enfoncée dans un isolement tous azimuts. Les liens sont rompus à l’initiative des dirigeants occidentaux, qui imposent des sanctions, du gouvernement russe, qui cherche à contrôler l’information, ou des multinationales, qui veulent protéger leur réputation. La coupure touche même un microcosme très important pour les Russes, qui n’avait jamais été affecté du temps de la guerre froide : le monde des échecs.
« C’est du jamais vu ! » s’exclame au bout du fil Richard Bérubé, le directeur général de la Fédération québécoise des échecs. La 44e olympiade des échecs, qui devait se tenir à Moscou en juillet, sera relocalisée. Les joueurs russes ne peuvent plus arborer le drapeau blanc-bleu-rouge dans les compétitions internationales. Et la Fédération internationale des échecs (FIDE) largue ses commanditaires liés à l’État russe.
La prise de position de la FIDE contre la Russie étonne dans l’univers des échecs. Notamment parce que son président, Arkadi Dvorkovitch, est proche du pouvoir russe (de 2012 à 2018, il était vice-président dans le gouvernement de Dmitri Medvedev). Chez les joueurs d’élite russes, les positions sont partagées sur la guerre en Ukraine.La FIDE était en « zugzwang » (un terme d’échecs), explique M. Bérubé : tous les coups s’offrant à elle détérioraient sa position, mais elle était contrainte d’agir.
La rupture dans le monde des échecs donne un exemple frappant de ces liens entre la Russie et le reste du monde, qu’on croyait solides, mais qui se sont rompus en quelques jours seulement. Un nouveau rideau de fer est-il en train de tomber ?
« Est-ce qu’on voit quelque chose de nouveau, ou est-ce tout simplement la suite d’une relation où le divorce n’a jamais été bien consommé ? » demande l’historien Carl Bouchard, spécialiste de la paix à l’Université de Montréal. À l’échelle historique, les trois dernières décennies pourraient finalement n’être qu’une parenthèse dans les relations entre la Russie et l’Occident, tendues depuis au moins 1917.
Pendant la guerre froide, le rideau de fer était une métaphore utile, mais aussi une barrière de béton et de barbelés. Il servait à « protéger » le peuple communiste des influences « de l’impérialisme capitaliste et du fascisme », mais bloquait aussi l’émigration à l’Ouest.
D’après Carl Bouchard, les conditions qui provoquent l’exclusion actuelle de la Russie dépendent en grande partie du dirigeant en place, c’est-à-dire Vladimir Poutine. Les tensions vont certainement durer, mais les conditions d’une partition du monde aussi hermétique et aussi longue qu’à l’époque de la guerre froide ne seraient plus en place.
Des Russes fuient
L’historienne Kristy Ironside, une spécialiste de la Russie à l’Université McGill, n’hésite pas une seconde pour dire que, dans la sphère économique du moins, un nouveau rideau de fer s’est mis en place. Un rideau qui nuit aux affaires des oligarques russes, mais qui se répercute aussi dans la vie courante des citoyens du pays.
Les Russes vont ressentir l’effet des sanctions « quand des produits ne seront plus sur les tablettes des magasins et quand les prix seront plus élevés, explique Mme Ironside. Ils subiront aussi un isolement géographique. Pour l’instant, ce n’est pas complètement impossible de sortir du pays, mais c’est très difficile. Et le rouble, déjà, est bon pour les ordures ».
Mme Ironside, qui a fait un postdoctorat à Moscou en 2014 et 2015, s’inquiète pour ses collègues établis en Russie. « Si on continue à leur parler et à collaborer avec eux, ils pourraient avoir de sérieux problèmes, dit-elle. Tout cela fait très peur. » Elle n’a pas encore osé demander à ses collaborateurs s’ils comptaient quitter la Russie, « parce qu’il y a des risques » pour eux à seulement répondre à la question.
Cette semaine, de nombreux Russes ont déclaré dans les médias vouloir fuir leur pays. Des rumeurs de loi martiale et de fermeture des frontières alimentent cet exode, temporaire ou permanent. Plusieurs prennent le chemin du Sud, plutôt que celui de l’Occident. Tbilissi a rapporté lundi que de 20 000 à 25 000 Russes sont entrés en Géorgie ces derniers jours.
Le nouveau rideau de fer s’abat aussi dans un domaine qui était inexistant du temps de la guerre froide : Internet.
De grandes entreprises se déconnectent elles-mêmes en signe de protestation. Le Kremlin bloque certains réseaux sociaux pour mieux contrôler l’information. L’Ukraine s’en mêle aussi, en demandant qu’on débranche carrément la Russie de la grande Toile numérique en guise de sanction. L’organisme régulateur d’Internet, l’ICANN, a cependant rejeté cette demande le 2 mars.
En toile de fond, Moscou travaille depuis plusieurs années à préparer un réseau Internet complètement indépendant de celui du reste du monde, selon un article de la BBC paru mercredi. « Je ne serais pas surpris de voir ce plan mis en action dans les prochaines semaines ou les prochains mois », a dit au média britannique James Griffiths, l’auteur de l’essai The Great Firewall of China.
En parallèle aux sanctions économiques, un « boycottage » des sportifs, artistes ou autres représentants russes se met en branle. Pensons notamment à l’Orchestre symphonique de Montréal, qui a annulé les concerts du jeune pianiste Alexander Malofeev. Cette tendance inquiète Mme Ironside, qui craint que l’organe de propagande du Kremlin fasse de ces histoires des exemples de « russophobie » de la part de l’Occident.
L’exclusion des Russes du monde des échecs est un autre exemple que des instruments qui servaient autrefois à assurer une certaine « coexistence pacifique » entre l’Est et l’Ouest s’évaporent aujourd’hui. Les boycottages de la société civile « sont des mouvements qui sont beaucoup plus passionnels, indique Carl Bouchard. C’est quelque chose de beaucoup plus friable, de beaucoup moins contrôlable » que les relations étatiques.