Le candidat d’extrême droite parle beaucoup du passé. Et ce n’est pas un mince atout à un moment où les divers courants politiques en parlent peu et où Macron, avec son « en même temps », tente de faire disparaître les histoires et les mémoires de la droite et de la gauche, et, en fait, de mettre fin à cette dernière, avec l’aide inconsciente d’une gauche en pleine débâcle.
Zemmour a bien vu que les campagnes politiques d’aujourd’hui sont en manque de récits, et les récits c’est d’abord l’histoire. Mais, s’il est vrai que les responsables politiques prennent en général ce qui les arrange dans la retranscription du passé, Zemmour, lui n’hésite pas à la travestir. Et son choix s’est porté sur le régime de Vichy, nous verrons pourquoi. Mais, il convient tout d’abord d’expliciter la manipulation de l’histoire opérée par le candidat d’extrême droite.
Dans un livre récent, l’historien Laurent Joly l’analyse avec précision. C’est un ouvrage d’« utilité publique », qui démontre comment Éric Zemmour travestit l’histoire en opérant des « oublis » qui transforment le passé à sa guise [1]. Tout cela pour construire sa thèse de Pétain, défenseur des Juifs français. Cela reprend la vieille théorie d’extrême droite selon laquelle le « vainqueur de Verdun » aurait constitué, par sa présence à la tête de l’État français et sa politique, un bouclier face au nazisme. Cette théorie fantaisiste fut l’axe de la défense du maréchal lors de son procès en 1945. Or, elle ne tient pas debout et fut définitivement détruite par l’historien américain Robert Paxton dans son ouvrage sur Vichy, paru pour la première fois en 1972 [2]. Que ce rôle fut dévolu à un historien qui ne soit pas français, mais américain, n’est pas un hasard. On sait combien l’intégration à la mémoire française de ce que fut Vichy était difficile, comme est encore compliquée la pleine reconnaissance de la mémoire de la guerre d’Algérie.
Paxton montrait bien comment Vichy, loin d’être un bouclier, collabora activement. On sait la formule de Pierre Laval, souhaitant « la victoire de l’Allemagne ». En ce qui concerne les Juifs, il y eut même une politique antisémite allant au-devant des désirs allemands. L’ouvrage de Marrus et Paxton sur Vichy et les Juifs le montre abondamment [3]. Dès l’été 1940, avant que les occupants nazis prennent des mesures anti-juives, le régime de Vichy met en œuvre une problématique antisémite. Deux signaux sont fournis durant l’été 1940, le premier étant, dès le 22 juillet, une loi permettant la révision des naturalisations accordées depuis 1927 : loi essentiellement xénophobe, mais, quand on examine ses résultats, elle apparaît hautement anti-juive : 40 % des naturalisations supprimées le sont pour des Juifs, qui ne représentaient pourtant que 5 % des cas pouvant être examinés [4]. Un mois plus tard, le 27 août, était abolie la loi Marchandeau de 1939, qui punissait les diffamations dans la presse « envers un groupe de personnes qui appartiennent par leur origine à une race ou à une religion déterminée » [5].
Dans ces deux décisions, on peut percevoir les prémisses du statut des Juifs du 3 octobre 1940, texte fondamental permettant le début de l’exclusion des Juifs de la vie sociale. On sait aujourd’hui qu’aucune demande des autorités d’occupation n’obligea à adopter ce document. Un écrit de Pétain, retrouvé par Serge Klarsfeld et publié en octobre 2010, indique que le maréchal se prononça alors pour aggraver le statut [6]. Par ailleurs, quelques jours plus tard, l’abolition du décret Crémieux de 1870, retirait aux Juifs d’Algérie la nationalité française, confirmant, s’il en était besoin, l’inanité de la théorie du « bouclier ».
Par la suite, le gouvernement de Vichy devait réagir après les premières rafles allemandes qui concernaient les Juifs français, tentant de proposer aux nazis l’infâme marchandage que Zemmour présente comme effectué. Mais les autorités allemandes signalèrent à Laval qu’elles entendaient déporter les Juifs, quelles que fussent leurs origines. Vichy a prêté quand même le concours de sa police aux rafles de l’été 1942, dont celle du Vel d’Hiv. Le responsable de la Gestapo Theodor Dannecker écrivit à Berlin le 6 juillet 1942 :
« Le président Laval a proposé, à l’occasion de la déportation des familles juives de la zone non occupée, de déporter également les enfants de moins de seize ans. » [7]
Un bouclier bien étrange en vérité ! D’ailleurs, dans la conclusion de leur ouvrage, les deux historiens, Marrus et Paxton, l’un canadien, l’autre américain, tirent de leurs recherches la réflexion suivante :
« Nous jugeons que le bilan final de la Shoah en France a été sérieusement alourdi par des actions du régime de Vichy et d’un certain nombre de citoyens français hostiles aux Juifs. » [8]
Or, s’il est difficile d’apprécier exactement ce qui était connu de la « solution finale » exécutée par les nazis, des informations permettaient, dès 1942, d’entrevoir ce qui était en train de se passer. Dans une lettre à Laval, fondée sur ces informations, le Consistoire central expliquait fin août 1942 :
« Ce n’est pas en vue d’utiliser les déportés comme main-d’œuvre que le gouvernement les réclame, mais dans l’intention bien arrêtée de les exterminer impitoyablement et méthodiquement. » [9]
Les élucubrations de Zemmour sur Vichy ont un rôle politique essentiel, comme le signale à juste titre Laurent Joly :
« Réviser l’histoire des années noires est un élément indispensable de la révolution culturelle qu’il entend imposer dans les esprits afin de faire accepter son programme. C’est là toute la singularité de son profil de doctrinaire engagé en politique. » [10]
Et son programme est l’union des droites incluant l’extrême droite, honnie depuis 1944.
Mais, au-delà du goût prononcé d’Eric Zemmour pour la provocation, qui lui permit de vendre de nombreux exemplaires de ses livres, il convient de réfléchir à l’objectif politique recherché, qui repose sur deux postulats.
Le refus de la « repentance »
Le premier postulat, affiché depuis des années par le polémiste d’extrême droite, ne lui appartient pas. Il s’agit du refus de la « repentance ». Nicolas Sarkozy, responsable de bien de dérives de la droite, en fut le promoteur zélé. Il l’a exprimé dès 2005 à propos du débat sur une loi du 23 février 2005. À l’occasion d’un texte portant sur les rapatriés d’Algérie, la droite fit adopter deux amendements modifiant la loi avec l’expression suivante :
« Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » [11]
Un vif débat s’ensuivit, avec des réactions fortes en Afrique du Nord, en Martinique et en Guadeloupe. Des historiens, l’Association des professeurs d’histoire et géographie (APHG) s’indignèrent de cette révision réactionnaire de l’histoire. Si le passage controversé de la loi fut finalement annulé, Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l’Intérieur, mais aussi potentiel candidat à la succession de Jacques Chirac défendit avec force cette interprétation de la colonisation :
« Cette repentance permanente, qu’il faudrait s’excuser de l’histoire de France, parfois touche aux confins du ridicule ».
Il ajouta :
« Un certain nombre de parlementaires ont voulu dire qu’il y a eu des instituteurs qui ont alphabétisé, qu’il y a eu des médecins qui ont soigné et qu’il fallait laisser les historiens faire leur travail [12] ».
Sarkozy théorisait à propos d’une histoire, celle de la France, qu’il ne convenait pas de « revisiter ». Or, cette vision d’une histoire fixée à jamais est contraire au travail des historiens, dont l’intérêt est justement de revisiter le passé en fonction des évolutions de la discipline, des découvertes nouvelles, mais aussi des préoccupations du présent. L’historien Nicolas Offenstadt, vice-président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire (CVUH), collectif d’historiens créé au moment de la polémique sur la loi du 23 février 2005, l’exprime très clairement :
« L’anti-repentance est une grille de lecture pour repenser l’histoire de France. N. Sarkozy veut construire une vision globale de l’Histoire de France, en gommant toutes ses aspérités, en laissant dans l’ombre la complexité des événements, les rapports de pouvoirs, les luttes sociales qui les ont forgés. Cela permet de ramener l’identité nationale à une essence, alors même qu’elle est en construction permanente » [13].
Un autre thème concerne, pour une partie de la droite, cette « repentance » honnie : la question de l’esclavage. À propos de la mémoire de ce que fut l’esclavage, la loi Taubira de 2001 a été une avancée, concrétisée par une journée, celle du 10 mai, qui commémore ce terrible passé. Élu en mai 2007, le nouveau président Nicolas Sarkozy se doit d’être présent à la cérémonie officielle. Mais ses partisans en profitent pour relancer son combat contre la fameuse « repentance », à l’instar d’Yves Jego :
« La présence, importante, de M. Sarkozy à la commémoration de l’abolition de l’esclavage, est tout à fait symbolique de l’esprit qu’il veut donner à sa présidence. Pour lui, il n’y a qu’une histoire de France qu’il faut savoir regarder sans sombrer dans la repentance : on peut commémorer sans se flageller [14] ».
Rama Yade, qui sera une des figures du nouveau gouvernement traduit ainsi la pensée sarkozyste :
« Si l’on hait la France, on se renie en tant que Français[15] ».
Éric Zemmour reprend bien sûr ces thématiques, mais il y ajoute un troisième volet, que la droite hésitait à aborder depuis la Seconde Guerre mondiale, la question de Vichy et de Pétain.
L’union des droites et des extrêmes droites
Pour cette union, Éric Zemmour a besoin de manipuler l’histoire de Vichy, mais il s’attaque aussi à un autre moment du passé, l’Affaire Dreyfus. Ses allusions à ce sujet ont été moins remarquées que celles concernant la Seconde Guerre mondiale, elles ne sont pas moins des falsifications. Le 29 septembre 2020, il déclare sur le plateau de CNews :
« Beaucoup étaient prêts à dire Dreyfus innocent, même si elle est trouble cette histoire aussi.[16] »
Il tente même de faire croire que les combats passionnés autour de l’Affaire ne sont pas liés au fait que Dreyfus est juif, mais qu’il est alsacien : la question de l’antisémitisme ne se poserait donc pas ! Tout ceci est un tissu de mensonges. Remettre en cause l’innocence de Dreyfus est devenue une rareté. Mais ce fut longtemps un marqueur de la droite, une droite dont les penseurs furent longtemps Maurras et Barrès, inspirateurs de ses divers courants.
C’est bien cela que tente Zemmour : rassembler les droites sur les bases maurrassiennes, qui furent les leurs avant la Seconde Guerre mondiale. Pour ce faire, il considère qu’il faut assumer toute l’histoire du vingtième siècle là où Marine Le Pen tente de se « dédiaboliser » en mettant de côté les épisodes qui gênent, voire en adoptant le point de vue des historiens sur ces moments. On a là clairement deux stratégies opposées. Au-delà des publics en partie différents des deux candidats, il s’agit d’une opposition fondamentale.
Cette différence se manifeste aussi dans les discours, celui de Zemmour étant frontalement hostile aux migrants, surtout quand ils sont musulmans.
Dans le récit zemmourien, une place essentielle est dévolue à ceux qui, selon lui, menacèrent l’unité du pays. On l’a vu pour les Juifs, il s’en prend aussi, dans la tradition maurrassienne, aux protestants, minorant la Saint-Barthélemy et se référant à Richelieu écrasant les hugenots.
Mais il identifie l’ennemi d’aujourd’hui avec une clarté qui fut celle de Jean-Marie Le Pen (souvenons-nous des affiches avec le minaret, le voile…), mais qui ne se retrouve pas dans la propagande actuelle du Rassemblement national. Le 11 septembre 2021, dans l’émission « On est en direct », après une longue diatribe contre l’islam, à la question de Léa Salamé : « Si vous êtes élu président, un Français n’a pas le droit d’appeler son fils Mohamed ? », Zemmour répond sans hésitation « Non ». Quelques jours plus tard, il expliquera qu’il ne convient pas non plus de prénommer son enfant Kevin ou Jordan [17]. Mais, tout le monde a compris quelle est la population visée par cette abjecte proposition.
L’islam, pas les djihadistes, pas les terroristes qui s’en réclament, mais l’islam en tant que tel est selon lui une menace pour la société française. Et tout cela renvoie à l’incompatibilité supposée de cette religion avec les traditions de la France catholique. Derrière cette « analyse » de Zemmour, pointe la notion de « grand remplacement ». Venue des élucubrations de Renaud Camus, cette « théorie », qui vise à faire croire que les migrants sont en train de prendre la place des populations européennes, moins dynamiques démographiquement, a déjà tué, à Christchurch (Nouvelle Zélande) notamment, où des musulmans furent assassinés. Une sophistication de cette position considère que les Juifs organisent ce « grand remplacement ». À signaler que Bardella, du Rassemblement national, a repris le terme à son compte pour ne pas être débordé sur sa droite. Et que même Pécresse l’a évoqué, avant de se rétracter.
Il n’y a aucun doute : ceux qui sont visés par l’extrême droite ont « des noms difficiles à prononcer », comme le dit Aragon célébrant les résistants de l’Affiche rouge, Juifs, Arméniens, Espagnols, Italiens… Cela renvoie à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.
Pour Zemmour, il faudrait féliciter Vichy d’avoir, pour sauver les Juifs français (ce qui, on l’a vu, est une illusion) sacrifié ceux qui venaient d’ailleurs. Au-delà de la nécessité affirmée de réhabiliter Pétain pour permettre l’unité des droites incluant l’extrême droite, sa falsification de l’histoire vise à préparer la chasse aux migrants, aux musulmans qu’il appelle de ses vœux.
On voit bien le lien entre l’aujourd’hui et la mémoire de la Shoah. Or, cette mémoire, s’est imposée seulement dans les années 1980 (voir l’ouvrage d’Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992). Dans les années 2000, elle s’est trouvée prise sous le feu de la concurrence mémorielle. Mise sur le tapis par Dieudonné, cette concurrence, (jamais esquissée par Christiane Taubira, promotrice de la mémoire de l’esclavage en 2001), fut destructrice des solidarités entre victimes des racismes.
Les Indigènes de la République développèrent la théorie de la « lecture décoloniale de la Shoah », reprise par certains intellectuels. Théorisation qui n’aboutit qu’à relativiser le génocide juif, et donc le nazisme, et ce quelles que soient les intentions de ses promoteurs. La porte-parole la plus connue de l’indigénisme, Houria Bouteldja, est allée fort loin dans son ouvrage de 2016, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire. Elle félicite Jean Genet parce qu’il s’est réjoui de la débâcle française en 1940 face à l’armée allemande ; elle insiste un peu plus loin :
« Ce que j’aime chez Genet, c’est qu’il s’en fout d’Hitler[18] ».
Ce thème revient plusieurs fois, indiquant ainsi ses obsessions, comme dans cette phrase :
« Pour le Sud, la Shoah, est - si j’ose dire - moins qu’« un détail »… Cette histoire n’est pas mienne en vérité [19] ».
C’est la remise en cause de l’universalité des leçons de la Shoah, que les progressistes avaient mise en avant depuis la Seconde Guerre mondiale pour agir contre tous les racismes.
La candidature de Zemmour vient nous rappeler, non seulement l’inanité de cette concurrence mémorielle, mais encore ses dangers. Défendre la mémoire du génocide des Juifs, son caractère exceptionnel, c’est protéger les minorités les plus menacées aujourd’hui. Ceux qui pratiquent la concurrence des mémoires, essentiellement par un antisionisme mal compris, dissimulant avec peine l’antisémitisme, ne font que faciliter le travail de l’extrême droite.
Éric Zemmour ne sera probablement pas le prochain président, et il semble même qu’il ne sera pas au second tour de l’élection présidentielle. Mais les graines qu’il aura semées durant la campagne ne seront pas dispersées pour autant dans les poubelles de l’histoire. La question de l’union des droites se réconciliant avec leur extrême risque fort de perdurer, surtout après l’échec prévisible de la candidature de Valérie Pécresse. Une nouvelle droite dure, néo-pétainiste, pourrait alors devenir un danger plus perturbant encore pour les progressistes que le Front ou le Rassemblement National. Nous n’en avons pas fini avec la mémoire de Vichy et ses conséquences politiques.
Robert Hirsch est syndicaliste, auteur de La gauche et les Juifs, Le Bord de l’eau, janvier 2022.